Les familles renoncent à leur devenir

Les familles renoncent à leur devenir

nous traversons une période de dépression sociale.

 

« Tu avais raison Josiane, je lui ai téléphoné deux fois dans la même journée, j’ai laissé chaque fois un message pour lui dire de me rappeler d’urgence et l’assistante sociale vient chez moi mercredi! »

Hamina ne prend pas le temps de saluer les différentes personnes présentes au café des femmes ce jour là, c’est trop important pour elle de nous faire partager cette victoire. Elle a su se faire entendre auprès de l’association qui s’était engagée à prendre en compte sa demande, il y a plus de 3 semaines. Elle a obtenu que quelqu’un du service se déplace à son domicile pour chercher avec elle des solutions. Ca a l’air de rien, Hamina a téléphoné à l’assistante sociale qui a fixé un rendez vous pour là rencontrer.

Mais ce n’est pas une mince affaire l’histoire d’Hamina. Elle vit seule, elle est porteuse d’un lourd handicap physique et elle est mère d’un jeune de 21 ans qui souffre d’un autisme profond. Il est placé en établissement depuis son plus jeune age, mais depuis ses 18 ans, il est difficile de trouver pour lui une solution d’accueil pérenne. Ce secteur de soin est saturé de demandes. Hamina doit prendre le relais et l’accueillir chez elle tous les week end, et sur des périodes de vacances de plus en plus longues, ce qui est physiquement impossible à assumer pour elle. Malgré ses incessantes interpellations auprès de différents services depuis deux ans,  elle n’avait obtenu aucune proposition d’aide. Au fil de nos conversations, j’ai finalement réalisé  qu’elle avait renoncé à espérer être entendue et prise en compte dans sa demande. Elle s’était résolue à accueillir son fils, comblant ainsi les carences des établissements sensés le prendre en charge, sachant que, dans la durée, elle ne pourrait pas faire face à cette trop lourde responsabilité. « C’est comme ça Josiane, il n’y a pas de solutions…. »

Et aujourd’hui, avec notre présence et notre soutien indéfectible Hamina a remporté une victoire! Elle n’a pas lâché, elle a su dire ce qui était important pour elle et sa demande a été prise en compte. Une triste bataille qui a duré deux ans et où bien souvent elle a risqué de capituler.

 

Cette situation, où les familles renoncent, abandonnent leur propre devenir, nous en rencontrons toujours plus. Une forme d’usure à devoir toujours se battre, se justifier, à ne pas se sentir compris et pris en compte dans les difficultés. Une forme d’usure à devoir toujours demander et attendre une réponse qui ne vient jamais. Une forme d’usure devant la complexité des démarches administratives où le numérique tend à remplacer dans toutes les administrations la possibilité de rencontrer et de s’expliquer devant une personne. L’usure d’avoir toujours à supporter et subir l’indifférence.

Cette forme d’abandon, nous en sommes témoins pour des situations très diverses mais qui chaque fois sont très préjudiciables pour le devenir des familles. Pour ce qui concerne les orientations scolaires, où le fonctionnement des établissements  est complètement étranger à la compréhension de certaines familles ; pour ce qui concerne des retards de prestations de différents services administratifs où les agents sont injoignables ; pour ce qui concerne des conditions de travail dégradantes ou des recherches de travail qui n’aboutissent pas….. Parfois nous entendons certains enfants qui se plaignent de n’avoir pas pu consulter le médecin alors qu’ils étaient malades, de ne pas avoir de rendez vous chez le dentiste, alors qu’une dent cariée les font souffrir depuis plusieurs jours… « on n’a plus de CMU« .

 

C’est en fait un abandon, un renoncement systémique. Les agents des services sociaux eux mêmes, face à leur impuissance à apporter des solutions aux difficultés manifestées, renoncent à assumer leurs responsabilités et oublient de rappeler au téléphone alors qu’ils s’y étaient engagés, perdent parfois les dossiers, reportent les rendez vous…. alors qu’ils se doivent  de garantir l’accès aux personnes les plus fragiles au meilleur service. Le travail social est conçu pour contribuer à améliorer les conditions de vie, réduire les inégalités, défendre les droits.

Comment peut on imaginer qu’il soit possible à tous ces agents des différentes institutions de devenir aussi négligents et de faire preuve de tout ce manque de rigueur dans leur travail?

Parce que ces adultes brisés ne vont jamais se permettre de les harceler jusqu’à obtenir gain de cause. Non, ces adultes brisés renoncent, ils ne se plaignent pas, ils ne manifestent aucune réaction intempestive, ils s’éteignent silencieusement. Ils perdent peu à peu toute volonté d’améliorer leur vie, ils s’éteignent dans leurs propre estime d’eux mêmes.

Les situations de vulnérabilité se caractérisent toujours  par des moments où les individus ne trouvent pas dans l’organisation sociale, une prise en compte de leur difficulté.

Nous assistons ainsi à des renoncements en chaîne qui produisent une profonde dépression sociale. Ce sentiment d’impuissance est perçu aussi bien par les familles que par les agents des services sociaux. Il semble  impossible de pouvoir changer les choses.

 

Les pédagogues sociaux prennent aujourd’hui le relais de ces institutions qui se fracturent. Nous sommes très vigilants  pour repérer ces signes d’abandon de toutes ces familles qui perdent confiance dans notre organisation sociale et qui ne comptent même plus sur leur propre ressource.

Nous sommes de plus en plus présents pour interpeller les différents services et les inciter à finaliser les démarches. Ce travail devient essentiel.  Nous sommes présents, chaque fois qu’on nous en fait la demande. Et nous percevons chaque fois ce sentiment d’humiliation pour toutes ces personnes qui n’ont pas la maîtrise des us et coutumes de ces administrations,  qui n’ont que des bribes de compréhension du fonctionnement général de ces services et qui se retrouvent face à leur impuissance à ce que leurs démarches aboutissent. Mais ensemble nous retrouvons notre capacité à nous mobiliser, nous retrouvons notre combativité.

 

Mais ce n’est pas le seul combat dans lequel la pédagogie sociale a décidé de s’engager pour faire face à la conséquente dégradation des institutions. Pour l’essentiel les acteurs de la pédagogie sociale s’impliquent avec tous ceux pour lesquels aucun avenir ne semble plus envisageable dans ce système libéral qui s’attaque avec méthode et continuité à l’état social. C’est un engagement dans la durée pour ouvrir des perspectives à chacun et construire l’avenir avec tous. C’est un combat, et nous remportons de plus en plus de victoires.

Nous avons obtenu par exemple que la Mairie installe une barrière de sécurité pour protéger les enfants d’un boulevard très dangereux et ce après un an et demi de lettre pétitions, d’articles dans le journal, de la construction collective d’une barrière artisanale. Après avoir obtenu ainsi satisfaction, nous nous sentons aujourd’hui légitimes à interpeller les élus de la commune pour leur faire part de notre expertise à identifier les besoins du quartier.

Ce  que nous avons appris à faire surtout, durant toutes ces années à construire ensemble des liens de connaissance et de reconnaissance mutuelle, c’est justement d’ identifier, de comprendre tous ensemble,  les envies, les besoins des uns et des autres, et de nous mobiliser collectivement pour construire des projets pour y répondre. Ce sont chaque fois des occasions de reconnaître les capacités, les compétences, les ressources de toutes ces familles en capacité à se mobiliser et à donner le meilleur d’elles mêmes lorsqu’un espace qui fait sens pour elles est ouvert à tous. Nous pouvons ainsi mettre en valeur cet esprit de combativité qui renaît dans ce contexte, et qui permet de construire et de créer parce que nous sommes ensemble pour le vivre.

C’est possible de reconstruire notre capacité à nous organiser collectivement de façon à ce que chacun devienne partie prenante des projets en cours, à partir de ses ressources propres. Nous en sommes une manifestation vivante, c’est possible, mais avec des conditions. Il est nécessaire d’abord de comprendre et apprendre la réalité de ce que vivent les familles en construisant une relation au rythme de chacun, en donnant du temps au temps Il est nécessaire de respecter le temps des personnes, qui nous rejoignent quand c’est possible et utile pour elles. Il est nécessaire de s’inscrire ensemble dans la durée.

Nous ouvrons ainsi des espaces de possibles. Nous sortons ensemble de cette dépression sociale. Et nous retrouvons tous notre dignité et notre fierté à savoir inventer, innover, créer.

 

Josiane GUNTHER le 29/06/17

 

 

 

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