« Tu fais quoi en ce moment? » « Je galère avec ceux qui galèrent! »
C’est moi qui répond à la question d’un ami….
Pendant nos ateliers de rue, nos rencontres au café des femmes, on l’entend souvent cette formule « c’est la galère! »
Notre petit collectif, tout au long de ces années s’est enrichit de tout ce que nous avons su construire avec la participation active de toutes ces femmes et ces enfants qui « galèrent ». Depuis plus de 7 ans, nous réalisons et réussissons ensemble tellement de projets, qui correspondent tous à des besoins, des envies qui se manifestent. Un collectif plein de vie, plein d’initiatives, plein de rencontres qui permettent de construire des liens d’entraide et de solidarité.
Et pourtant, on continue à ressentir que « c’est la galère », autour de nous et pour nous même.
Elle veut dire quoi cette expression?
Dans la liste des synonymes on trouve des expressions de situations qui ont toutes un sens pour ceux qui se prénomment »les galériens »: « vivoter sans but… », « rencontrer de graves difficultés tout en manquant de solutions…. », « état dans lequel on mène une vie très éprouvante »…. C’est tout ça en effet, tout ce qui donne le sentiment qu’il n’y a pas de perspective possible, tout ce qui interdit d’espérer une amélioration dans le quotidien et pour l’avenir, tout ce qui rend amère, qui décourage, qui rend impossible un effort de mobilisation avec d’autres, dans la durée. Le sentiment que tous ces efforts fournis n’apportent aucun changement. Alors, à quoi bon?!
Ce petit collectif bien vivant se retrouve au milieu d’un océan d’individualismes, et il est régulièrement absorbé par cette vague qui donne peu de possibilités de croire en autre chose, de comprendre avec d’autres grilles de lectures, et d’estimer trop souvent que pour espérer s’en sortir, c’est chacun pour soi et tant pis pour les autres!.
Hors nous l’observons toujours, et partout, seule la dimension collective rend possible certaines choses, assure une place à chacun et permet de développer des savoirs nouveaux, donc plus de liberté et de pouvoir d’agir. Le collectif offre la possibilité de développer des actes émancipateurs pour chacun de ses membres, dans toutes leurs diversités. Depuis toujours, ce sont des collectifs qui ont su ouvrir des espaces qui amélioraient les conditions de vie des plus démunis. Ce sont les collectifs qui ont su dénoncer les inégalités et les injustices, et devenir une force pour construire autrement.
L’individualisme, l’épanouissement personnel, prônés aujourd’hui comme la vraie liberté sont en fait un terrible enfermement sur soi même, un isolement destructeur où l’autre est perçu comme une menace, un frein à sa propre expansion.
Ce qu’on observe également, dans tous ces lieux de vie où tout semble perdu, c’est que chacun est prêt à se remettre debout pour se mobiliser avec d’autres, si on crée les conditions de la rencontre avec les autres et qu’on offre des temps de présence dans la durée.
Alors pourquoi on galère autant? Pourquoi tous ces efforts, tout cet engagement de chacun au sein du collectif n’offrent pas plus de perspectives? Pourquoi nous avons toujours ce sentiment que la situation non seulement n’évolue pas mais continue de se dégrader?
Nous ne faisons plus ensemble société. Sur tout le territoire, on retrouve des individualités dont tous les efforts convergent pour préserver leur bulle de confort. Ce sont tous ceux dont le cadre de vie reste confortable en effet. Ils ont l’illusion d’être préservés du pire et de pouvoir ainsi poursuivre la route avec des promesses d’un avenir meilleur pour eux mêmes, sans jamais se soucier de tous ceux dont le contexte de vie n’offre aucune capacité, aucun espace pour se mobiliser, et tenter de construire autrement l’existence.
Ils vivent en dehors des zones difficiles, ils se déplacent en vélo, ils mangent bio, ils inscrivent leurs enfants dans les écoles « alternatives ». Ils construisent même avec ceux qui leur ressemblent le plus, des espaces de partage. Ils inventent ici et là des tiers lieux, des systèmes d’échanges locaux, une monnaie locale, ils organisent des salons sur les questions de l’environnement, de l’éducation.
Il y aurait de quoi se réjouir de voir ainsi se développer des tentatives qui manifestent pour certaines une plus grande conscience de la responsabilité de chacun dans le désastre écologique. Des tentatives pour limiter notre impact carbone, des dynamiques collectives pour mieux construire le vivre ensemble. Ce qui devient préoccupant par contre, c’est le caractère exclusif de ces démarches. Ces « alternatives » qui fleurissent concernent de plus en plus de questions de société, mais elles rassemblent les individus à partir d’un entre soi. Tous tentent ainsi de se préserver de tout ce qui se dégrade dans la société. Et ceux qui sont les plus victimes de la déconstruction de notre état de droit n’ont en fait, pas de réalité dans tous ces endroits où on rêve de démocratie participative, de communication non violente, en construisant des modes de travail coopératifs. Les victimes sont devenues invisibles. Elles sont entourées d’un silence assourdissant.
Ca ne signifie pas forcement que dans cet entre soi, chacun soit devenu insensible, mais on ne se sent tout simplement pas concerné. Les affaires sociales se limitent à des préoccupations très personnelles et chacun cherche à élaborer des solutions avec ceux dans lesquels il se reconnait le plus. Ca devient d’ailleurs de moins en moins compliqué de s’organiser de cette manière. Les populations les plus à la marge contribuent elles mêmes à leur enfermement. Les adultes, les enfants, ont très bien intégrés qu’ils n’avaient aucune place dans tous ces espaces, qu’ils n’étaient pas concernés par tous ces projets. Très peu se risquent à dépasser la frontière de leur territoire dans lequel ils sont assignés. « Je sors juste pour les courses, les papiers ». Des adolescents reconnaissaient dernièrement qu’ils identifiaient difficilement les différentes places qui se trouvaient à 5 minutes à pied de leur quartier.
Le fossé se creuse, l’incompréhension devient totale, la peur s’installe, l’évitement devient la seule solution pour ne pas prendre le risque de se confronter à des réalités face auxquelles nous n’envisageons aucune solution. Alors autant ne rien voir, ne rien entendre puisque nous ne savons pas quoi proposer. Autant se préserver en construisant des « alternatives » qui donnent juste l’illusion que tout n’est pas fini puisque nous continuons à agir.
Hors, on s’affranchit de la peur par la connaissance, qui est elle même la seule manière de sortir du sentiment d’impuissance. Et pour connaitre il faut créer les conditions de la rencontre.
Notre « galère » à Terrain d’Entente c’est de se retrouver trop seuls à assurer cette présence, cet engagement auprès de tous ceux qu’on ignore, qu’on oublie, qu’on méprise, dont on a peur. Ces « alternatives » prônées comme les sources du changement de société ne risquent-elles pas de créer d’autres formes de cloisonnement, et de contribuer elles mêmes à l’état de sécession avec une partie toujours plus importante de la société?
L’épanouissement, le développement personnel, c’est le règne de l’individu qui s’efforce de passer à travers les mailles d’un filet de plus en plus tendu. On espère juste pouvoir encore faire partie des privilégiés.
La mobilisation de tous les membres de la société est indispensable aujourd’hui, incontournable si on veut espérer trouver des solutions pérennes qui réponde aux immenses défis posés par notre époque. On ne peut plus l’ignorer aujourd’hui, la question de l’urgence environnementale est étroitement liée à celle de l’urgence sociale. Depuis des décennies, un certain rapport des hommes entre eux règle le rapport de l’humanité à la nature, c’est l’exploitation capitaliste qui pille les ressources naturelles de la même façon qu’elle pille les ressources humaines.
En exploitant l’homme, on exploite la nature. En transformant ce rapport d’exploitation de tous ceux qui sont condamnés à se plier aux exigences de plus en plus destructrices des « puissants », on peut transformer le rapport de toute l’humanité à toute la nature.
Il nous faut inventer des mesures inspirées par la préoccupation de la qualité de vie des hommes et du respect de la nature, et ainsi solidariser la question sociale et l’écologie.
Nous ne pouvons plus accepter cette époque scandaleuse, où jamais l’humanité n’a produit autant de richesses et voit se développer autant de misère, cet effroyable paradoxe d’une économie d’abondance qui co existe avec la misère.
Les pédagogues sociaux continuent de lutter pour contribuer à construire une société égalitaire, à laquelle tous aient un droit réel, qu’ils soient plus ou moins français ou immigrés, sans papiers ou sans travail…. Ils luttent contre toutes les formes d’entre soi, qu’il soit social ou idéologique. Une société du commun, où le travail collectif, l’échange, la coopération soient réhabilités contre la concurrence, l’individualisme ou la personnalisation des parcours.
Dans la pédagogie sociale, la perspective c’est l’égalité entre toutes et tous, garantie par la liberté de chacune et de chacun de s’exprimer sur l’organisation de la vie quotidienne, et par l’esprit de solidarité dans lequel tous écoutent la parole des uns et des autres, acceptent de voir les réalités sociales que le pouvoir dominant veut rendre invisibles, pour les comprendre et agir ensemble.
Josiane Günther
le 05/09/2018