« Nous sommes en prison. Nous sommes dans nos appartements, mais en prison… ».
Les familles sont nombreuses à vivre cette période de confinement avec ce sentiment d’enfermement. Beaucoup de ces adultes parlent dans ces terme en connaissance de cause : des membres de leur famille, ou parmi leurs proches voisins ont déjà fait un séjour en prison. En prison, il n’est possible de téléphoner aux proches, de prendre une douche, d’avoir des vêtements de rechange…. seulement sur des jours et des horaires imposés de manière souvent vécue comme aléatoire. Il n’y a pour les détenus et pour leurs familles, aucune prise sur la moindre des décisions. Tous se sentent dépossédés d’eux mêmes. La logique des délais, des refus, des accords, leur échappe totalement, avec le sentiment de subir des traitement injustes et indignes.
Au départ, cette période de confinement a bien été comprise par tous comme le respect de règles sanitaires établies pour protéger la population d’une menace très objective. Les familles ont manifesté leur bonne volonté de participer à cet effort collectif pour empêcher au mieux la diffusion de ce virus mortel. Elles ont respecté strictement toutes les injonctions: le temps limité des sorties, les gestes barrière…
Beaucoup ont entrepris un grand ménage de printemps, impliquant tous les membres de la familles. Les adultes ont organisé leur journée de façon à prendre en charge les devoirs des enfants pour soutenir, au maximum de leur possibilité, les efforts des enfants à « poursuivre » leur scolarité. Ils ont changé les habitudes familiales en cuisant à plusieurs, en inventant de nouvelles recettes, en partageant les repas tous ensemble, à la même heure … Chacun recherchant ainsi la meilleure manière de traverser ce moment particulièrement anxiogène. Certains pensaient même que ce petit virus avait prit le parti « de ne pas toucher aux enfants, aux animaux, à la nature, à tous « les innocents » en fait! ». Il s’attaquait par contre à ceux qui étaient responsables des graves défis que nous avons aujourd’hui à relever, notamment la régénération de notre environnement qui subit des destructions d’une ampleur considérable. Ces sentiments, ces réflexions, nous l’espérons, permettront de tirer des enseignements pour tenter de construire un monde plus habitable pour tous.
Mais ce temps de confinement, qui se prolonge, construit au fil du temps le sentiment de subir un enfermement de type carcéral. On subit les annonces en boucle du nombre de morts qui augmente chaque jour et qui donne « une odeur de mort à l’air qu’on respire« .
On subit la répression policière qui sillonne en permanence le quartier « j’ai l’impression que chaque fois que je passe la tête par la fenêtre, j’aperçois une voiture de police« . On subit des moyens matériels tellement réduits qu’ils sont insuffisants pour satisfaire les besoins les plus élémentaires. Celui notamment de pouvoir s’alimenter chaque jour et qui devient aujourd’hui un luxe. Le périmètre et le temps de déplacement réduits, l’absence de voiture pour de nombreux foyers, obligent à se servir dans les commerces de proximité dont les prix ont doublés ces dernières semaines.
Le travail scolaire est devenu très rapidement problématique. Les rares familles les mieux loties, possèdent un seul ordinateur dont l’usage doit être réparti entre plusieurs frères et sœurs tout au long des semaines, ce qui démultiplie les occasions de conflits. Beaucoup de familles n’ont pas la possibilité d’imprimer les attestations de dérogations indispensables pour pouvoir envisager la moindre sortie.
Depuis 5 semaines de nombreux enfants ne sont plus sortis ne serait ce qu’une demi heure par jour. Et tous ces enfants se retrouvent trop nombreux à partager des espaces extrêmement exigus. C’est une évidence, un enfant a besoin de bouger, c’est le propre de cette période particulière de l’existence. Le mouvement reste le moyen indispensable aux enfants pour vivre des expériences essentielles pour appréhender et comprendre le monde et ses règles. Des règles qui sont censées être égales pour tous….
L’inquiétude des familles augmente quant aux capacités à devoir encore tenir dans la durée avec toutes ces contraintes et ces difficultés.
Ces colères, ces découragements, dans le cadre de Terrain d’Entente, on les partage régulièrement au téléphone. Des temps privilégiés où on peut dire en vérité ce qu’on ressent, les injustices subies mais aussi les aspirations, celles surtout d’ une société plus égalitaire, où on n’oublierait personne, où on saurait construire des liens de fraternité plus solides et plus sûrs.
Des échanges qui permettent de comprendre ce qui peut aider à tenir le coup dans ce temps long qui nous prive de l’essentiel : les liens, l’entraide.
Nous avons pu ainsi organiser des petits services pour assurer les courses pour les personnes les moins valides. Quelques jeunes du quartier se prêtent à l’organisation de ces tâches.
Ce n’est pas simple de réaliser ce petit projet avec eux. Ils ont trop pris l’habitude d’entendre que non seulement ils sont bons à rien, qu’ils nous dérangent, mais aussi qu’ils ne comptent pas pour nous. Ces jeunes qui n’ont accès ni à emploi, ni à la formation, ni à l’accompagnement se sentent abandonnés à leur sort. Ces jeunes qui dealent en bas des allées et que la police ne contrôle même plus…Ces jeunes qu’on ne protègent plus. Ils sont donc réduits, pour obtenir un petit pécule, à propager tous ces produits illicites. « Ces jeunes à qui ont n’accorde même pas le minimum vital qu’est le RSA! »
Et certains, malgré tout, sortent de chez eux pour installer avec nous une bouteille de gaz à la voisine qui vient de sortir de l’hôpital, pour faire le plein de la semaine à la grand mère dont le mari n’a plus aucune motricité…. Ces quelques gestes apportent une respiration à tout un quartier, parce qu’on est fier de « nos jeunes » sur lesquels il semble qu’on puisse compter dans cette période où le temps s’est suspendu, où tout semble paralysé. C’est un petit bout de dignité retrouvée pour l’ensemble du quartier !
A notre demande, un beau mouvement de générosité s’est propagé dans les réseaux militants proches, pour récolter des jouets, des jeux, des livres, des coloriages de façon à ouvrir, aux enfants, une petite fenêtre sur l’extérieur, pour passer le temps des vacances.
Curieusement, le jour de la distribution, ce sont les pères dans leur grande majorité qui se sont déplacés. Ces pères dont on doute souvent de leur capacité à accorder l’attention nécessaire à leur famille. Sur cette période où il est dit à longueur d’antenne que le danger nous menace à tout instant, ce sont les pères qui sortent et qui protègent leur famille en prenant tous les risques. Ils font les courses, ils vont au travail, et ils choisissent des jeux pour leurs enfants.
Ce petit évènement extrêmement banal a nécessité toute une semaine d’organisation pour qu’il soit rendu possible. Les pouvoirs publics approuvaient la légitimité de cette action en direction des enfants. Mais le cadre des attestations de dérogation ne permettait pas cette sortie, bien que très momentanée, du confinement. Le fait de pouvoir vivre des moments de détente, de plaisir, de découverte n’a pas été considéré comme « nécessaire » et « indispensable ».
Aujourd’hui, les enfants et les jeunes restent les grands oubliés et ceux des milieux populaires en subissent le préjudice le plus lourd. Si les enseignants ont su maintenir le travail scolaire, avec les moyens dont ils disposaient, ils ont pu faire l’expérience que ce contexte renforçait considérablement les inégalités.
Par contre, pour les institutions, aucune autre question ne s’est posée concernant les besoins particuliers des enfants.
De nombreux pédagogues nous rappellent régulièrement que l’enfance est caractérisée par la curiosité, l’ enthousiasme, la puissance créatrice. Cet élan de vie qui reste un point d’appuie déterminant pour chacun d’entre nous pour poursuivre notre marche en avant tout au long de notre existence.
Ne sommes nous pas en train de mettre en danger ce qui est essentiel en ne réfléchissant pas à comment permettre à ces enfants, dans ce contexte, d’exister pour ce qu’ils sont?
L’enfant, tous les enfants et les jeunes, ne sont pas des adultes en devenir. Ils existent ici et maintenant. Cet élan de vie qui les caractérise, et le fait de devoir prendre soin d’eux devrait porter la société toute entière! Et ce dans toutes les périodes plus ou moins tragiques que nous avons à traverser.
Josiane Günther
le 19/04/2020