C’est une expression qui décrit ce que nous ne souhaitons pas montrer, ce qui doit rester caché. Une façon d’imager ce qui fait honte, ce qui est estimé indigne, inavouable.
Dans notre collectif, au fil des semaines, des mois, des années nous découvrons peu à peu de quoi est fait le quotidien de nombreuses familles qui subissent et supportent la précarité. Parmi ce qui alourdit fortement la marche de tous ceux là, il y a pour l’essentiel une grande difficulté à accorder sa confiance, à prendre le risque de rencontrer les autres, ceux qu’on ne connaît pas, d’oser une parole. Il n’est donc pas question d’oser dire et partager ce qui est vécu douloureusement jour après jour.
Il nous faut donner du temps au temps pour qu’une porte s’entrouvre. Avec certaines personnes, plusieurs années ont été nécessaires pour qu’une relation devienne possible
La peur domine le quotidien qui est décrit par beaucoup par un sentiment d’enfermement, d’isolement, de « prison », de « fond du puit ». On entend également l’expression « on coule ».
Dans ces témoignages il est par contre, peu question de colère, face à tous ces empêchements à construire le quotidien de façon à ce qu’il devienne plus vivable, plus souhaitable. C’est plutôt la honte qui se manifeste, la honte de ne pas y arriver, de ne pas pouvoir offrir ce qui est essentiel à sa famille, de sentir ses enfants malheureux, frustrés, et d’entendre les jeunes dire parfois « la vie est trop dure ». La honte de se trouver face à son impuissance.
Alors on préfère se taire et « cacher la poussière sous le tapis ».
A terrain d’entente nous ressentons pour de nombreuses familles un sentiment de découragement, de fatigue, d’usure. Pour certains même, des manifestations de dépression. Alors que lorsque nous nous retrouvons pour organiser des évènements, il est question la plupart du temps de dynamisme, d’enthousiasme et même de joie à participer, à s’inscrire dans les sorties avec de plus en plus de monde.
Petit à petit un espace de rencontres s’est construit, parce que nous sommes restés fidèles à nos rendez vous tout au long de l’année, parce que nous avons élaboré, tenté, bricolé sans relâche et collectivement des solutions chaque fois que nous avons identifiés ensemble des problèmes, des besoins, chaque fois que nous avons osé exprimer des envies. C’est un travail en commun qui se réalise, une mise en commun d’idées, d’initiatives, d’inventions. Nous élaborons toujours toutes ces tentatives à partir d’une conception qui nous est essentielles: l’intérêt général, l’intérêt de tous.
Ce travail, ces démarches qui parfois aboutissent, construisent peu à peu un sentiment que quelque chose peut devenir possible. Le pas devient moins lourd, les têtes se redressent, l’espoir se profil, timide, mal assuré; mais il est bien là.
Ces expériences renouvelées au fil du temps redonnent un sentiment de confiance, en soi d’abord, puis avec certains. Nous retrouvons cette sensation indispensable, vitale, d’exister pour les autres, de contribuer au bien commun. Nous retrouvons le sens de l’existence, celui de participer, d’apporter sa pierre par son travail, par ses efforts, par notre capacité à savoir se bousculer, la fierté de savoir donner « le coup de collier » qui va rendre possible une action.
Une adhérente de Terrain d’Entente me remercie souvent lorsque je lui demande de l’aide. A l’improviste, dans l’urgence, elle est toujours disponible pour donner le coup de main indispensable pour faire des gâteaux, qui vont compléter le goûter de la prochaine fête, des crêpes qu’on va vendre avec les enfants devant la médiathèque, de prêter tous les ustensiles de cuisine nécessaires pour faire les galettes sur le terrain, de s’occuper des bacs de jardinage qu’on laisse régulièrement à l’abandon….
Elle m’expliquait récemment que ce qui lui était devenu insupportable c’était d’être considérée par tout le secteur social comme « une bénéficiaire de l’AAH », quelqu’un « d’assisté », qui ne sert à rien, qui est inutile. C’est la plus grande souffrance de son existence.
Vivre dans un appartement inadapté, ne pas pouvoir faire face chaque mois aux charges incompressibles, ses problèmes de santé récurrents, elle peut supporter tout ça, mais sa vie devient un enfer si elle se sent inutile.
A partir de cette dignité retrouvée, il lui est devenu possible de parler de ce qui ne va pas, sans cette crainte de se sentir jugée, déconsidérée. Il lui a été possible de partager ces multiples expériences où tout semble perdu, condamné, destructeur.
Il est indispensable de savoir ensemble soulever ce tapis, et de voire ce qui est caché. Il faut s’y cogner dessus et savoir s’indigner profondément face à ces mauvais traitements infligés à tous ceux qu’on a placé à la marge, de tous ceux qui subissent les inégalités les plus flagrantes.
Mais ce qu’on découvre aussi dans ce quotidien toujours difficile, ce sont tous ces rayons de lumières, toute la ressource infinie de chacun pour tenir, résister encore, tenter l’impossible et finalement ne jamais couler complètement, ne pas s’effondrer totalement.
L’une d’entre nous s’est retrouvée durant deux mois seule, enfermée chez elle, sans pouvoir avoir le moindre contact avec son fils lourdement handicapé, parce qu’elle a été opérée d’une très grave fracture au pied. Sa CMU ne lui a ouvert aucun droit à une assistance à son domicile. Certains jours, elle a bénéficié de la solidarité du voisinage et de sa famille mais la plupart du temps elle a appris à se débrouiller seule pour faire ses repas, entretenir son logement, prendre soin d’elle.
Au cours d’une de mes visites elle m’a fait la démonstration de sa façon de s’organiser pour assurer tous les actes du quotidien. Elle commentait régulièrement ses différentes illustrations de ce qu’elle avait su mettre en place par: « tu me trouves courageuse! » …. Elle rayonnait…. Face à cette belle danse qu’elle m’offrait dans son fauteuil roulant, je me suis projetée quelques secondes dans cette réalité et j’ai su que je n’aurai pas pu trouver les ressources suffisantes pour percevoir un peu de satisfaction dans cet abandon.
C’est une aptitude qui se cultive justement dans ce désert là, lorsqu’on est confronté à soi même, face au mur, au silence à la souffrance et à la solitude. C’est une aptitude qui se développe quand on a le sentiment de n’avoir aucun autre choix que de tenir le coup dans cette totale adversité, quand il n’y a plus rien à perdre.
Cette aptitude correspond à une aspiration très profonde de vivre, d’exister, d’espérer. Notre humanité se nourrit de cette aspiration à quelque chose de meilleur. Une aspiration qui ne s’éteint jamais. Quand elle est éprouvée, vécue pleinement, cette aptitude permet toutes les résistances, on sait alors avec certitude qu’on peut tout supporter, qu’on tiendra toujours le coup, envers et contre tout.
« Je sais que Dieu ne me donnera pas des épreuves plus dures que ce que je peux supporter.« (sic)
Il se développe une confiance intérieure dans la vie elle même. Cette force là reste la seule parfois, sur laquelle nous pouvons nous appuyer, à l’échelle d’un collectif, pour tenter ensemble de construire autrement, pour tenter de construire en restant fidèles à nos rêves à ce que nous souhaitons comme commune humanité, pour les uns, pour les autres, pour nous tous.
Cette rage de vivre devient le seul chemin possible pour pouvoir tenter ensemble autrement, pour trouver l’énergie nécessaire et la force de ne jamais renoncer. C’est le seul moyen d’ouvrir des espaces où quelque chose d’autre devient possible.
Josiane GUNTHER Mars 2019