Familles, Ecole, Quartier, quel « Terrain d’Entente « ? Entretien avec la Revue Alternative Non violente

Josiane, tu as créé l’association Terrain d’Entente, dans un quartier populaire de Saint-Etienne, inspirée de la pédagogie sociale. Peux-tu nous décrire ce dont il s’agit et en quoi cette association vient en aide aux familles ?

Alors qu’on s’occupait d’une association d’aide aux adultes nouvellement arrivés en France, des enfants sont venus nous voir pour nous dire qu’il n’y avait rien pour eux. Les structures de loisirs étaient effectivement complètes, les inscriptions représentaient parfois trop de contraintes pour les parents… C’est à ce moment-là que j’ai découvert Laurent Ott qui a ouvert le champ de la pédagogie sociale en France. Il met en évidence le fait que de plus en plus d’enfants se retrouvent dans l’espace public plus ou moins livrés à eux-mêmes, pas suffisamment protégés par les adultes. J’ai aussi trouvé très intéressant son constat que les parents ne sont pas que des parents. Ils sont aussi des adultes avec plein de choses à régler pour eux-mêmes, qui ont des préoccupations quotidiennes. Pour lui, tous les acteurs du champ éducatif sont censés être collectivement responsables de l’éducation et de la protection des enfants. Gérer cette responsabilité collective m’a énormément interpellée. A cette époque, je venais de quitter le Conseil départemental en tant qu’infirmière puéricultrice et je m’inquiétais de l’évolution de cette institution qui devenait de plus en plus normative.

L’idée de la pédagogie sociale est d’aller à la rencontre des gens, de les retrouver sur l ‘espace public et de faire un immense effort de compréhension de ce qui se manifeste. Les gens vont m’apprendre des choses que j’ignore, et bien souvent vont livrer des difficultés qui relèvent de notre responsabilité collectives, qui sont nos affaires sociales, qui renvoient aux rapports d’inégalité, d’injustice, de dignité, d’accès aux droits pour tous. Le pédagogue social est amené à s’engager, s’impliquer avec les personnes pour tenter de résoudre ces situations inacceptables. C’est une tentative pour reconstruire une relation égalitaire, d’adulte à adulte, de construire ensemble une communauté éducative pour nous occuper des toutes ces affaires qui concernent le bien être et la sécurité des enfants, des jeunes, de construire collectivement les choses à partir de cette réalité.

On a donc créé Terrain d’entente en Avril 2011 dans un quartier dit prioritaire de Saint-Etienne. Au début on proposait des ateliers de rue aux enfants, avec des jeux diversifiés pour tous les âges, dans l’espace public aux pieds des immeubles . On est présent toute l’année, par tous les temps. En l’espace de 2-3 semaines, les parents sont descendus de l’immeuble, pour nous dire qu’il n’avait pas l’opportunité de jouer avec leurs enfants mais qu’avec des adultes présents sur cet espace public, ils se sentaient rassurés pour les laisser nous rejoindre. Cela leur évitera de garder leurs enfants enfermés à l’intérieur de chez eux. Notre volonté est d’accueillir les choses comme elles arrivent, sans intentions sur la façon dont les relations devraient évoluer, sur les actions à développer, mais avec une grande attention à ce qui se manifeste pour comprendre les aspirations, les besoins, les difficultés. On ne cherche par exemple pas à toucher les parents par le biais d’activités proposées à leurs enfants. Cela nous mène dans des espaces que je n’aurai jamais imaginé atteindre. Notre seul objectif est de rejoindre les gens. C’est beaucoup plus ajusté et moins coûteux en énergie car on n’est jamais déçu puisqu’on n’a pas d’objectifs à atteindre. On développe ainsi collectivement des savoirs et des savoirs faire

Combien de personnes êtes-vous à Terrain d’entente ?

On a un salarié à 35h au SMIC, parfois des services civiques. Depuis 11 ans, on est dans une immense précarité, nos revenus sont insuffisants. Ca nous rend très vulnérables. Et puis on a a une poignée de bénévoles mais c’est très fragile. C’est une présence très exigeante, pas toujours très gratifiante, parfois tendue… Par contre, la force du collectif nous donne l’énergie d’entreprendre des choses ensemble.

La pédagogie sociale, c’est une pédagogie de l’urgence sociale. C’est dire qu’on est là où ça va le plus mal, pour interpeller, pour mettre en évidence. Ca permet de rendre visible ce qui est caché et de mettre en route…

Comment est vécue la relation à l’école pour ces familles ?

Mon ressenti c’est que dès l’école maternelle, ces parents sont confrontés à des difficultés, à des incompréhensions, à des confrontations souvent douloureuses où on leur signifient qu’ils ne correspondent pas aux attendus. Les enseignants veulent bien faire, mais trop souvent ce sont des rendez-vous loupés. Et pourtant l’école occupe une place centrale dans les préoccupations des familles. La démarche 1001 territoires nous avait permis d’échanger sur un pied d’égalité entre parents, enseignants, structures d’éducation populaire… et puis ça s’est épuisé, petit à petit les rôles « sachant / ignorant» ont été repris. Les parents sont souvent essoufflés par un quotidien de galère. La « charge mentale » est colossale, il ne reste pas beaucoup de place pour s’occuper de l’éducation des enfants.

Georges, tu travailles au sein d’une grande institution, l’Education Nationale ? Peux-tu nous décrire de quel point de vue tu te places dans cette institution ?

Je fais fonction de direction dans une SEGPA au collège, auprès d’enfants en grande difficulté scolaire. Ces enfants n’ont pas réussi à être dans les clous à la fin de la scolarité primaire. Sociologiquement, on a beaucoup d’enfants dont les familles sont très démunies. L’un des marqueurs de l’échec scolaire, c’est la misère sociale, c’est aussi l’éloignement avec la langue française. L’école française est bâtie sur la base de la maitrise du français. Un gamin loin du français, c’est un gamin loin de l’école…

Pour beaucoup de parents avoir leur enfant en Segpa, c’est vécu comme un échec. Quand ces familles s’inscrivent, j’essaye d’accueillir cette « non-volonté » d’être là, leur peur, leur honte. Quand l’enfant rencontre des problèmes de discipline, j’essaye de mettre les parents dans le coup, avec nous « institution ». Ils ont fait de leur mieux pour éduquer cet enfant, l’échec est commun car l’institution elle aussi est en difficulté. Institutionnellement, l’école a un catalogue de « peines », mais elle n’a pas vraiment de regard sur où est la transgression… Les normes réglementaires c’est bien, mais un peu de créativité est possible aussi !

Josiane, tu as lancé avec d’autres une démarche autour de la coéducation à Saint-Etienne ? Peux-tu nous dire en quoi cette démarche te semble essentielle notamment avec pour les familles auprès desquelles tu es présente quotidiennement ? Quel sens y donnes-tu ?

L’école porte une charge lourde et intenable. Elle ne peut pas tout pour les enfants. Je suis convaincue qu’on irait tous bien mieux, si tous les acteurs du champ éducatif cohabitaient en toute intelligence. Les parents font certes face à des réalités sociales difficiles et complexes, mais sont prêts à collaborer. Dans tous ces espaces d’éducation, les gens ont des compétences et des connaissances. Isolé on est très en souffrance, et souvent impuissants, alors que réunis, on est plus en capacité d’assurer une cohérence éducative qui tient compte de la diversité des besoins des enfants et de leurs aptitudes. On pourrait réunir notre forces, avec la participation active des parents.

Georges, quelle vision as-tu, au sein de l’institution Education nationale, de l’accompagnement des familles dites précaires ? Est-ce qu’une démarche de coéducation te semble possible ?

La coéducation est une des choses que notre société est en train de rater. On ne s’occupe pas des enfants. La fonction d’adultes n’existe plus. Bien sûr la coéducation est nécessaire, ni l’école, ni les familles seules n’y arriveront. Si société ne réfléchit pas sur notre responsabilité à tous, on n’y arrivera pas. Il faut voir la difficulté à trouver stage de 3 jours pour nos jeunes ! Et inversement après le confinement beaucoup d’enfants ont disparu, ils ne sont plus dehors. Les parents les préfèrent dedans, devant un écran, que dehors…

La coéducation, ça a l’air intéressant sur le papier, mais n’y a-t-il pas des limites, des difficultés à accepter le cadre d’intervention de l’autre, et à accepter les différences dans la prise en charge ou l’accompagnement de ses familles ? Comment les « cadres » respectifs de chacun peuvent cohabiter voire s’enrichir ensemble ?

Josiane : Bien sûr, les tensions sont inévitables. Mais la coéducation c’est surtout de l’enthousiasme. Cela créé une dynamique pour ne plus subir l’écrasement. Cela permet de se sentir davantage acteur de son travail, de son champ d’action. Quand on est isolé, on est facilement en souffrance et on ne produit que très peu de choses adaptées et efficaces pour les enfants, pour leur éducation et pour leur protection. Alors que, réunis autour d’une même table, c’est évident qu’on est capable de faire du bien meilleur boulot.

Frédéric JESU, qui est pédospychiatre, formateur, nous a invités à faire cette démarche par étape, en commençant par des rencontres entre pairs : les enseignants ensemble, les parents ensemble… Lors de la rencontre des différents groupes de pairs, il faut voir l’enthousiasme des différents acteurs à se projeter sur un autre possible, à ouvrir leur regard. Je me souviens aussi de l’enthousiasme de ces mères qui avaient envie d’aider à l’école pour que tout se passe bien… Par contre, le cadre, la posture est nécessaire pour que chacun ne se sente pas jugé par les autres, se sente l’autorisation d’être comme il est, et d’avancer dans un objectif commun, celui du bien-être des enfants, celui qui encourage les enfants dans leurs efforts, à l’écoute de leur désir. La carte à jouer, c’est la place des familles dans toutes ces instances…

Par contre, loin d’être idyllique, c’est même plus qu’insatisfaisant aujourd’hui. Je ressens un tel écrasement des uns et des autres, les acteurs n’ont plus la maîtrise de leur expertise car ce n’est pas prévu par les institutions, par les financeurs… Ca peut devenir dramatique dans les quartiers. On a tout à gagner à tenter des expériences.

Georges : L’évolution de la société, avec des machines qui ont remplacé les cantonniers, les caissières… a créé un délitement dans les liens, dans ces liens qui faisaient éducation auprès de nos enfants. L’éducation, ce n’est pas que l’école et les parents…

Josiane : J’ai beaucoup aimé le livre de Fatima Ouassak, politologue et habitante de Roubaix, qui a écrit « la puissance des mères ». Elle parle du pouvoir des femmes qui bien qu’invisibles la plupart du temps et cantonnées à des tâches du quotidien, sont capables de se mobiliser pour leurs enfants et de dénoncer les violences. Elles sont capables d’interpeller la société sur des questions graves liées à leurs enfants. Elles sont des acteurs politiques.

Georges : Je renvoie souvent aux parents leurs compétences à prendre soin de leurs enfants, sur des choses qui peuvent paraître basiques, laver les vêtements de leurs enfants par exemple, car ça n’est jamais valorisé, alors que ça n’est pas rien dans leur quotidien.

Quel serait le modèle de société, le modèle institutionnel idéal pour faire avancer la prise en charge des problématiques de précarité chez les familles de manière constructive ?

Josiane : On voit effectivement des situations familiales s’aggraver. C’est une vraie question politique. Les services publics chutent, les questions sur la recherche de l’emploi créent de vraies tensions. La situation des plus précaires évolue dramatiquement… Et pourtant ces familles sont de véritables forces vives, elles s’arqueboutent pour tenir et ne pas s’enfoncer. Il faudrait réhausser les plus bas revenus, redonner le sentiment de dignité pour que chacun puisse subvenir à ses propres besoins par son travail… Chacun a besoin d’être reconnu par un travail, avec des revenus suffisants pour vivre. Il faut sortir du néo-libéralisme.

Georges : il y a un pan institutionnel défaillant à qui redonner de la force, de la formation, notamment aux soins psys, aux diagnostics précoces pour cerner la difficulté de l’enfant, accompagnement des enfants et les parents dans leurs difficultés… Quand il faut attendre un an pour avoir un RDV de bilan, les familles sont déboussolées, abandonnées. Il manque des professionnels pour prendre en charge ces enfants… Il y a un prix à payer pour le soin et l’éducatif. Il y a des besoins, et des relais nécessaires : des éducateurs, des psychologues, des policiers, des magistrats, des structures d’accompagnement social…

Entretien réalisé par Arianne Fabien Septembre 2022 (Dossier N° 204)

Laisser un commentaire