Nous sommes très interpellés depuis quelques années, en constatant le rétrécissement des possibilités d’agir des institutions et des structures du travail social. Dans ces espaces, il y a de moins en moins d’accueil physique aux usagers, dans l’urgence, les démarches sur la question de l’accès à des droits fondamentaux n’aboutissent pas ou de manière parcellaire, ou les réponses sont inadaptées, les rendez vous sont de plus en plus espacés, l’accueil est parfois tendu.
En regard de ces institutions du service public, se développent des petites associations qui sont condamnées, et ce, sur le long terme, à des logiques de survie, à une précarité permanente, à l’incertitude d’être en capacité de poursuivre leurs actions. Et ces petites associations règlent des problèmes concrets, développent des actions et répondent à des besoins cruciaux, en associant chaque fois les personnes concernées qui se mobilisent. On peut citer, par exemple, tous ces espaces de solidarité qui se développent dans la durée auprès des personnes migrantes. Aujourd’hui, les assistantes sociales s’adressent à ces collectifs pour trouver des solutions d’hébergements.
Un autre exemple, l’association Terrain d’Entente qui propose des ateliers de rue à Tarentaize depuis près de 7 ans. Elle a obtenu en 2017, les Lauriers de la Fondation de France là reconnaissant ainsi comme l’association la plus innovante du département de la Loire.
Terrain d’Entente, c’est une poignée de militants, et une équipe très instable, avec des jeunes en formation d’éducateurs, présents entre 6 et 9 mois, des jeunes volontaires du service civique avec un contrat de 10 mois, un employé en contrat aidé pour une année. Nous sommes éparpillés tout au long de la semaine dans différents lieux pour nos réunions d’équipe, pour le café des femmes, la garde des bébés. Ces différents espaces mis à notre disposition par le centre social du quartier sont remis en question à chaque période de vacances scolaires. Nous louons un garage (avec des souris!) pour entreposer notre matériel pédagogique.
Comment expliquer ce grand écart entre des institutions établies qui ne font plus face aux situations de détresse et des associations qui disposent de moyens toujours insuffisants et qui trouvent des issues pour répondre à une grande diversité de problèmes?
Depuis plusieurs années, les agents des institutions d’Etat subissent des injonctions à tenir des objectifs décidés par les pouvoirs publics qui sont très à distance des réalités du quotidien, sans pouvoir eux mêmes intervenir dans ces décisions. On parle aujourd’hui à ces agents « d’intéressement à l’efficacité », de « performances » à développer…. L’idéologie libérale domine désormais tous ces espaces.
Cette logique libérale met en avant la question des déficits publics. Les projets sont envisagés avec comme objectif essentiel, de réduire les coûts. La question de la finalité de l’action sociale n’est jamais posée. Or toute l’action sociale est centrée sur l’intérêt général, sa vocation est de garantir à tous l’effectivité de ses droits (l’éducation, la santé, le logement, les transports….). La mission de tous ces agents de la fonction publique est de prendre en compte l’intérêt général dans sa diversité et sa complexité. De rechercher des solutions adaptées à chaque problématique, analysée en regard de l’expertise des usagers.
C’est le coeur de tous ces métiers. Un travailleur social sait entendre et prendre en compte la parole de la personne en demande d’aide, dans une écoute bienveillante et empathique. Il sait confronter son analyse par un regard croisé avec d’autres professionnels, d’autres partenaires, il sait travailler et s’investir dans des projets collectifs. Tous ces temps de concertation favorisant l’accès aux droits pour chacun sur le plan politique, sociale, économique.
Le statut de fonctionnaire est conçu pour permettre à tous les agents de contribuer à l’avancée, l’adaptabilité des décisions politiques en regard de l’évolution de la société.
Les questions sociales se transforment sans cesse, évoluent, se dégradent, d’autres problématiques se manifestent, il est incontournable de pouvoir entendre la parole de tous ces acteurs de terrain pour que les lois, les dispositifs constituent des réponses adaptées.
Une assistante sociale me rapportait son expérience sur l’évolution de son travail ces dernières années. Il y a 5 ans, il était toujours possible d’accueillir une mère de famille en détresse un vendredi soir et de lui délivrer un secours d’urgence. Les travailleurs sociaux, de manière unanime se mobilisaient alors pour aller chercher ce secours qui était parfois disponible en dehors de leur zone géographique d’intervention, et personne ne déplorait les heures supplémentaires inhérentes à la mission réalisée, tant la tâche était reconnue légitime. « On avait toujours une solution de secours ».
Mais depuis plusieurs années cette enveloppe est toujours plus remise en question, et le même agent qui se mobilisait sans compter ses heures, conscient d’agir dans le cadre de ses missions, est capable de répondre aujourd’hui à cette même mère en détresse: « il n’y a rien de possible, et ce n’est pas la peine de revenir la semaine prochaine, je vous ferais la même réponse ».
Les agents aujourd’hui, dans de nombreuses situations de danger, n’ont plus aucune latitude pour envisager des solutions, pour chercher avec d’autres. Ils se retrouvent confinés dans leur secteur d’intervention, sans lien avec les autres structures, ce qui réduit d’autant les possibilités de répondre aux situations de détresse.
Les agents ne sont plus en capacité de jouer un rôle de vigilance et d’alerte face aux évolutions de la société et aux effets dévastateurs des orientations politiques.
La précarité et la dégradation des conditions d’emplois et des salaires pour les usagers et pour les travailleurs sociaux, la dégradation de l’offre des services publics, des protections sociales ont, dans tous les domaines, des conséquences dramatiques.
Laurent OTT avait intitulé un de ses derniers articles: « Le culte du consentement, tombeau des innovations sociales « .
Nous devenons les valets d’un système qui nous étouffe, qui nous contraint. Quand il n’est plus possible d’imaginer, d’inventer des solutions en s’organisant avec d’autres, quand il n’est plus possible de faire un pas de côté pour chercher à améliorer les situations, à quoi bon réfléchir?
Dans toute situation de travail, si nous n’avons aucune possibilité de réfléchir collectivement, de proposer, d’inventer, à partir d’une lecture de la réalité, nous perdons peu à peu tout intérêt, toute envie à s’investir pour contribuer à l’évolution de notre tâche. Nous perdons le sens de nos missions. Nous nous retrouvons dans la posture de l’esclave face au maître qui pense pour nous, et nous rejoignons alors facilement et assez rapidement son idéologie, ses principes, ses valeurs.
Ne plus penser, ne plus chercher à analyser le contexte auquel on se confronte sans cesse nous fait penser en fonction de l’idéologie dominante. Il devient alors tout à fait possible d’accepter de croire que le problème ce sont toutes ces personnes en situation de détresse. Elles s’expriment mal, elles n’honorent pas tous les rendez vous, ne se plient pas à toutes les contraintes imposées par les démarches administratives, elles achètent des habits de marque à leurs enfants!….
Dans ces espaces de travail social, nous avons oublié que l’action sociale publique est orientée vers le bien être des populations, la dignité, le développement des personnes. Dans ces espaces, les agents n’ont plus la capacité à s’indigner devant le fait que de plus en plus de familles n’ont aucune perspective d’avenir. Ceux de leurs membres qui sont encore employés, réalisent des travaux avilissants qui détruisent leur santé, vivent dans des logements dégradés, dans des quartiers relégués, ne peuvent offrir à leurs enfants aucun loisir, aucun projet de vacances….
Vous savez pourquoi les familles pauvres achètent des vêtements de marque à leurs enfants? C’est pour qu’ils ne soient pas marqués du stigmate « bénéficiaire du RSA », c’est un sursaut de dignité, pour que les enfants n’aient pas à avoir honte de leur origine.
A Terrain d’Entente, nous restons indignés, depuis 7 ans que nous sommes présents sur le quartier de Tarentaize. Cette colère est un puissant moteur. Avec les familles du quartier, nous prenons à bras les corps nos affaires sociales pour transformer ce qui est inacceptable dans un des pays les plus riches du monde.
Nous réinventons un modèle de développement social, producteur de richesse et d’égalité sociale. Et nous sommes témoins de ce qui se construit au quotidien, silencieusement.
Au milieu de difficultés de plus en plus importantes, les familles populaires produisent un énorme travail quotidien pour tenir, pour faire vivre ou survivre la famille, élever les enfants, pour éviter plus de dégradation de la vie sociale du quartier. Sans ce travail, le tissus social serait bien plus dégradé. Mais ce travail est nié et les familles sont ainsi dépossédées de leur moyens de vivre, avec un mépris social largement ressenti dans de nombreux domaines du quotidien.
Il s’agit pour nous, de transformer cet inacceptable violence sociale : la négation de ce que produisent les familles.
Le combat est celui d’une réappropriation. Il s’agit d’agir ensemble, de construire des solidarités et d’obtenir la reconnaissance de ce travail des familles.
Nous savons tous, que l’efficacité dans le travail se construit dans la mise en relation avec les autres acteurs, dans la coopération et le travail collectif. Travailler ensemble, produire ensemble, transformer ensemble, ce n’est pas seulement apprendre comment faire les choses, mais c’est aussi retrouver ensemble l’énergie et la raison de le faire.
Pour construire des liens d’égalité où chacun est reconnu dans sa dignité, il nous faut affirmer que chacun est producteur de richesses. Il nous faut reconnaître ainsi la place qu’il occupe réellement, le rôle qu’il joue dans la société, le fait qu’il est auteur d’une multitude d’initiatives qui dynamisent au quotidien la collectivité, et lui laisser l’espace pour penser, décider, réaliser à partir de son expertise.
Pour retrouver le sens, le dynamisme, l’éthique dans nos activités humaines, dans tous les secteurs de notre existence, il est indispensable de reconnaître chacun comme producteur de richesses. Mettre en évidence ce qui est produit et qui enrichit le pays de toutes les manières possibles.
Josiane GUNTHER, le 20 Février 2018