Se mettre en danger, pour ne pas renoncer à changer sa vie

Nous traversons parfois, avec les adolescentes, des périodes extrêmement éprouvantes. De ces moments qui nous donnent l’opportunité de comprendre de façon plus aiguë, plus intense, les enjeux actuels.

Certaines d’entre elles multiplient les conduites à risque et se mettent véritablement en danger. Elles se laissent brutaliser sans broncher sur l’espace public, elles fument, elles boivent… Elles se « cramen » ! Et nous nous retrouvons face à notre impuissance.

En équipe on consacre de longues heures, à réfléchir, à ne pas comprendre, à tourner en rond… Eh puis, au fil de ces échanges, un peu de sens apparaît, et il s’ouvre à nous, souvent, quelque chose de tellement violent !

Ces filles, elles passent leur énergie à manifester que leur cadre de vie les asphyxient, et elles sont prêtes à y laisser leur vie. Elles y ont déjà un peu perdue leur âme. Elles ne peuvent pas faire autre chose que de manifester qu’elles ne peuvent pas juste obéir à ce qu’on leur impose, de toute façon, de ça aussi elles ne peuvent qu’en mourir, que s’éteindre.

Parfois, on arrive à parler, on trouve un peu les mots. Juste pour dire qu’elles ont raison de ne pas renoncer à ce qu’elles sentent au fond d’elles mêmes, que c’est extrêmement courageux, qu’elles sont vraiment « quelqu’un » de savoir faire ça. Mais le manifester de cette façon, l’issue fatale et inéluctable, c’est de s’exploser dans le mur.

Parfois, certaines répondent : « je ne sens rien ! » Petites filles qui s’asphyxient, qui se coupent d’elles mêmes. Alors on se risque à parler de soin, de prendre soin, de protection, on recherche ensemble des lieux adaptés, des espaces de sécurité et de bienveillance, en s’efforçant d’explorer de façon large toutes les issues possibles.

Le lien est fragile et ténu, le dialogue est vraiment difficile, mais on ne lâche pas ces mains qui prennent le risque de se tendre et de croire à autre chose. On s’efforce de trouver l’issue pour que chacune trouve le sens, l’envie surtout, pour construire son devenir, mais c’est tellement dure. Il faut être auprès de chacune pour lui donner une chance d’y arriver, mais bien souvent, elle nous échappe.

Nous savons que tout commence par un immense effort de compréhension. Aucune n’agit dans le but de faire souffrir qui que ce soit dans leur entourage, mais parce qu’il y a des choses qu’elles ne peuvent pas supporter et il faut qu’on le comprenne avec elles pour qu’elles puissent le comprendre elles mêmes. Il y a des moments très douloureux mais nous restons centrés sur ces enfants et parfois, on peut sentir qu’elles commencent à y croire un peu.

Ces jeunes filles, elles trouvent l’énergie et le courage de faire un pas dans le vide en prenant tous les risques, trop de risques…

Pour nous, pédagogues sociaux, tout ce chemin parcouru ensemble est une opportunité de faire aussi un pas pour notre propre émancipation. Sortir de la domination, c’est toujours un arrachement, c’est violent pour le dominé et le dominant, ça ne peut pas être autrement. Sortir de la domination, c’est ne jamais renoncer à la petite voix intérieure qui dit « non. » Sortir de la domination, c’est prendre tous les risques, même celui de mourir pour préserver ce qui est vivant en nous, ce coeur qui bat d’une manière unique. Ce qui est vivant en nous, c’est ce qui est libre de toutes les obligations, les croyances, les idéologies et qui rend possible un nouvel espace où il peut se créer autre chose qui nous permet à tous un pas de plus et qui peut tout transformer, parfois même radicalement.

Ce que manifestent toutes ces jeunes filles, comme elles le peuvent, c’est la capacité de refuser tout ce qui peut réduire nos vie, la capacité de se révolter, une pulsion de vie. C’est très semblable aux différentes bataillent qui se mènent un peu partout pour refuser l’inacceptable et tenter de construire autrement pour plus de justice et d’égalité. C’est proche par exemple du combat mené par les grévistes, employés dans toutes ces entreprises qui ferment et se délocalisent alors qu’elles font des bénéfices, mettant ainsi en péril des milliers de familles.

Ce que manifestent ces jeunes filles c’est ce que nous avons su inventer en prenant des risques chaque fois que nous savons écouter la petite voix intérieure qui dit « non » et qui nous pousse à nager à contre courent, pour ne pas être mort.

Ce que manifestent ces jeunes filles, c’est très semblable à ce que tous ces grands hommes et femmes qui ont marqué l’histoire ont du faire : un pas dans le vide. Beaucoup ont pris le risque de perdre leur vie pour chaque fois tenter de remettre le monde humain en ordre. Toutes ces actions qui prennent des formes différentes en fonction du contexte et qui sont des occasions pour nous tous de nous émanciper de toutes les dominations et de ne pas renoncer à nos rêves.

 

Josiane GUNTHER Août 2018

 

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