« Ha ça, c’est
sûr, ça serait bien que le goûter devienne un temps de partage! »
C’est un jeune de 14 ans qui parle ainsi. Il a des pépites
dans les yeux quand il évoque cette perspective.
C’était au début de nos rencontres aux pieds des immeubles, à
l’occasion de nos premiers ateliers de rue les samedis après midis. Notre
premier goûter avait été catastrophique, les chocos avaient volés, certains
même piétinés dans la précipitation des jeunes
à réclamer leur part!
A l’époque, nous nous adressions essentiellement à des
garçons adolescents qui nous ont rapidement encouragés à revenir pour
construire ensemble ces temps de « partage ».
Au début de nos rencontres, les coups et les insultes
pleuvaient. Mais chaque fois que nous savions nous interposer dans ces rudes
bagarres, en y accordant le temps nécessaire, les maux savaient s’exprimer, on
apprenait ensemble à trouver les mots justes pour donner du sens à ces colères
explosives. Ils nous ont rapidement sollicités pour intervenir dans ces
conflits. Ils ont fini par nous demander de venir plus souvent et de rester
plus longtemps.
De ces jeunes dont on parle trop souvent avec un discours
empreint de crainte, de mépris, d’une multitude de présupposés qui ne sont
jamais vérifiés mais toujours affirmés avec conviction. On leur reproche d’être
à l’origine de tous ces désordres sociaux, ces incivilités qui nous les font
rapidement considérés comme délinquants.
Moins on a de relation, d’expériences partagées, moins on a
de connaissance, et de compréhension. S’ouvre à nous alors un champ très libre
pour les phantasmes générateurs de peurs et de rejets. Cette tendance facile à penser
de façon simplifiée et schématique.
Il faudrait donc les éduquer! Instaurer fermement des règles pour apprendre « le cadre »
à ces jeunes qui ne respectent rien ni personne »! Un
« cadre » posé de façon
autoritaire et strict pour leur apprendre les rudiments des règles du vivre
ensemble. On voit qu’ils crachent par terre, qu’ils profèrent des insultes,
qu’ils narguent les adultes.
Mais qui fait l’effort de connaître un peu la réalité de
leur quotidien? Qui s’interroge des conséquences de cette vie de galères?
Un jeune que je rencontrais régulièrement en prison me
posait un jour cette question. « Comment
on fait quand on est une famille très pauvre, qu’on a été nul à l’école, ,qu’on
vit dans un quartier où il y a de la violence, de la délinquance? »….
Qui est capable de répondre?
Comment on fait quand les collèges excluent des collégiens
pendant plusieurs mois et qu’ils précisent qu’ils n’ont plus rien à faire dans
un établissement scolaire? Comment on fait quand on a raté plusieurs semaines
d’école suite à une situation familiale explosive et qu’il n’est pas possible
d’envisager le redoublement parce qu’il y a trop d’élèves par classe?! Comment
on fait quand on a 11 ans, et qu’il est indispensable de contribuer à
l’organisation familiale dès la première heure du jour et qu’on reçoit des
sanctions et des menaces d’éviction scolaire parce qu’on arrive en retard à
l’école? Comment on fait quand les structures du quartier organisent un départ
en vacances pour 7 alors qu’on est 40 à l’espérer? Comment on fait quand on
démultiplie les démarches de recherche d’emploi et que c’est toujours
« non »?
Qui peut répondre?!
Ils sont pourtant nombreux, les chercheurs, les
intellectuels à nous proposer des pistes pour comprendre et tenter de trouver
des manières adaptées de répondre. Parce
que la responsabilité de toute la communauté éducative est de chercher d’abord
et sans relâche, à comprendre ce que manifestent ces jeunes!
Fernand Deligny (1) a
été l’un des pionniers pour rechercher sans relâche ce qui dans son propre
comportement empêchait que la rencontre se produise, que le lien se construise.
C’est d’abord ça le travail éducatif, considérer ses propres limites et
défaillances pour mieux cheminer avec l’autre, pour se laisser transformer par
ses attitudes qui peuvent nous déconcerter, provoquer un sentiment
d’insécurité. Pour rejoindre sa souffrance et tenter de là traverser avec lui.
Christophe Dejours (2)
nous invite à nous laisser coloniser par le doute. Parce que « le réel se fait connaître par l’échec« ,
parce que « la souffrance guide
l’intelligence« .
Dans un entretien sur la question de la violence des
banlieues, Christophe Dejour répond « la
violence du non travail »!
L’accomplissement de soi dans le champs social, passe par le
travail. Inscrire notre existence dans la société passe par le travail et la
reconnaissance de notre contribution à l’intérêt commun. Pour ces jeunes, il
n’y a plus d’espoir d’apporter cette contribution à la société, ce qui pourrait
les inscrire dans la communauté des hommes. Ils sont privés de la possibilité
d’espérer le travail.
Pour supporter cette situation, résister à cette souffrance
de se sentir exclus, certains s’efforcent d’organiser des stratégies de
défense. Il s’agit pour eux de renverser le rapport au travail. Ils inversent cette
humiliation d’être récusé du rapport au travail dans l’affirmation que rien
n’est plus humiliant que d’accepter de travailler.
Cette attitude de défiance se construit dès l’école. Les
difficultés d’apprentissage, les efforts très contraignants sont possibles à
condition que se profile la promesse d’une émancipation grâce au travail. Pour
eux, le travail scolaire devient donc le symbole de ce qu’il faut rejeter. Ne
pas se soumettre à la discipline, s’opposer au travail scolaire, à
l’enseignant, à tout ce qui représente ce qu’il est interdit d’espérer pour eux
même.
Ce rapport d’humiliation du fait de l’exclusion produit des
comportements par lesquels ils s’endurcissent pour supporter tout ça: il faut
devenir insensible à toute forme de message qui rappel le rejet. Est un homme
celui qui est capable d’assumer la souffrance et de l’infliger à autrui. Tout
ce qui représente cet ordre qui ne leur laisse aucune place est la cible de
leur haine. L’ennemi est tout ce dont on est définitivement privé. C’est une idéologie
défensive, une exaltation de la violence comme valeur. Ils ne sont pas victimes
du système, ce sont eux désormais qui vont faire peur et qui vont humilier. Etant
exclus de toute participation aux règles de la collectivité, ils rentrent dans « un
rapport de force » et non plus un rapport de droit. Le « rapport de droit »
est d’avance perdu pour eux tout le temps et partout.
Christophe Dejours estime que nos réponses sont inadaptées,
inopérantes. Du côté de l’action sociale, l’objectif des éducateurs est
d’attaquer ces défenses pour les déconstruire, ce qui amplifie d’autant la
radicalisation de ces défenses. La
réponse sécuritaire et répressive ne fait également qu’aggraver les choses. La
terrible dérive de ces réponses est de n’avoir bientôt que l’armée comme solution
pour aller cogner sur ces gosses afin de les mater.
Il faut retrouver les voies qui permettraient à chacun
d’apporter sa contribution à la vie sociale par le travail. »La centralité du travail est vitale pour chacun. »
Ceux qui échouent à l’école sont les exclus de demain. 1,9
millions de jeunes sont ni en emploi, ni en formation, ni en recherche, ni en
accompagnement. Comment peuvent-ils
s’insérer? Notre pacte républicain est en danger si on ne réduit pas ces
écarts: lorsqu’on a on moins de droits que les autres, comment peut on accepter
d’avoir les mêmes devoirs?
« La coopération,
l’explication, la compréhension sont une plus grande source de réussite que la
compétition, le langage des initiés. Il faut une école inclusive avec un
système d’évaluation qui encourage. Promesse d’une élévation du niveau pour
tous, ce qui n’est jamais du nivellement par le bas.
Pour le vivre ensemble
en société, il faut scolariser ensemble toute la jeunesse. L’école, c’est le
temps du commun. » (Jean Paul Delahaye) (3)
Terrain d’Entente est engagé sur cette question de l’école. Les
enfants des milieux populaires souffrent à l’école parce qu’il n’y a pas
suffisamment de prise en compte et d’effort de compréhension de leur réalité.
Le corps enseignant a la responsabilité de l’ouverture de l’école sur le
quartier, de l’organisation de la rencontre avec les familles. Mais cette
institution ne peut pas réaliser ce travail seule et de manière isolée.
Nous souhaitons engager un chantier,
dans la durée, pour rechercher comment offrir les meilleurs conditions pour
construire une communauté éducative qui assure de manière effective notre
responsabilité collective dans l’éducation et la protection des enfants et des
jeunes, avec les différents acteurs du champ éducatif, les parents. C’est une condition
incontournable pour permettre à chaque enfant de faire des liens entre les
différents espaces dans lesquels il évolue et de trouver ainsi du sens et de la
cohérence dans les apprentissages organisés de manière différente à l’école, en
famille, dans le milieu associatif.
Les enfants dont la structure familiale ou sociale a été brisée peuvent devenir
créateurs si on leur donne un lieu de parole, autant qu’ils peuvent devenir
délinquants quand leur énergie ne trouve aucun lieu d’expression. Terrain
d’Entente cherche à offrir une structure affective et sociale autour de ces
jeunes. Nous prenons le risque de nous laisser déstabiliser, jusqu’à nous
sentir parfois avec eux, à la limite du danger et nous puisons ensemble d’impressionnantes
ressources. Il faut pour cela endurer les nombreuses expériences d’échec, et
s’obstiner à ne pas lâcher. Il est nécessaire de développer une attitude de
bienveillance et de compréhension. Nous mobilisons toute notre énergie pour
créer un climat apaisant pour accueillir ces tempéraments tendus, blessés,
hyper réactifs. On sanctionne le moins possible, on accueille, on écoute, on s’efforce de comprendre.
Ainsi, ces mêmes jeunes ont su se saisir de l’opportunité
que leur offrait un nouveau dispositif, le Fond de Participation des Habitants,
qui aide au financement de différentes actions. Ils ont rédigé un projet de
départ en vacances, et préparé ensemble la rencontre à la commission
d’admission pour expliquer leurs motivations. Ils souhaitaient partager
quelques jours entre copains. Ils se sont saisi de la seule opportunité que
nous pouvions leur offrir: une semaine à la Ferme des Fromentaux, en Haute Loire.
Pour ces jeunes, ce séjour a été « une première
fois » sur de nombreux aspects. La vie dans une ferme, le travail du
quotidien, la « rencontre » avec la nature….
Malgré cet aspect déstabilisant, ils ont eu, durant tout le
séjour, une attitude coopérative et positive.
Ils se sont intéressés aux activités, (conduite du tracteur,
traite des chèvres….). Ils ont participé à toutes les tâches ménagères
(repas, vaisselle, rangement) qu’ils avaient eux mêmes organisé en se
répartissant le travail à partir d’un tableau qui établissait des tours de
rôle. Ils ont respectés les horaires qu’on avaient décidé avant le séjour.
Ils ont eu un très bas niveau d’exigence concernant les activités, s’inquiétant
du coût et des possibilités de l’association. Les soirées ont été l’occasion
d’échanges authentiques autour de leurs préoccupations.
Aujourd’hui, ces jeunes ont souhaité organiser un « café
des ados », un lieu pour se retrouver avec une présence adulte pour les
accueillir .
Aujourd’hui les structures sont nombreuses à investir
beaucoup d’énergie pour dénoncer le danger des écrans et faire des campagnes de
prévention, de sensibilisation pour apprendre les bonnes pratiques. Sachant que les écrans sont
pour beaucoup la seule source de plaisir qui est vécue dans la solitude, sans
aucun garde fou, les structures du quartier que nous avons sollicitées pour
organiser ensemble cet accueil, nous ont toutes répondus: « on ne peut pas tout faire! »
Nous avons donc ouvert ce café et une trentaine de jeunes
nous rejoignent chaque jeudi. Nous réfléchissons ensemble à différents espaces
pour discuter, se divertir. Des projets se pensent. Tout semble possible, mais
un problème se profile: nous ne sommes que deux pour les accueillir! Nous
risquons rapidement de toucher nos limites pour tenir cet accueil dans la
durée.
Notre détresse à nous, c’est d’être trop peu nombreux, et de
disposer de moyens insuffisants pour
construire une action à la hauteur des aspirations de ces jeunes qui réclament
juste un peu d’espace et d’attention.
Josiane GUNTHER Mai 2019
(1) Fernand Deligny, né en
1913, une des références majeure de l’éducation spécialisée
(2) Christophe Dejours,
psychiatre, psychanalyste et professeur de psychologie français, spécialiste en
psychodynamique du travail et en psychosomatique
(3) Jean Paul Delahaye,
Inspecteur général de l’éducation nationale honoraire. Ancien directeur général
de l’enseignement scolaire.
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