Depuis plusieurs années, dans tout le champs de l’action sociale, on voit apparaître de nouveaux mots. Dans le cadre de la réorganisation des services, on parle aujourd’hui en terme de « management ». Le bilan d’activité est devenu le « rapport annuel des performances ». On parle en terme de « flux » et de « stocks » à propos des personnes non contractualisées au RSA.
Cette façon de nommer notre contexte de travail, détermine une façon de penser et de comprendre la réalité, conditionne et justifie de nouvelles pratiques.
L’objectif est que le travail devienne mesurable, comparable d’un service à l’autre, à l’aide des chiffres. On se doit d’optimiser chaque poste de travail pour réduire les coûts. Nous évoluons désormais, dans ces différents services, avec la même logique du management d’entreprise.
La voie hiérarchique dans chaque institution devient de plus en plus contraignante, chaque agent est sommé de respecter les directives, de se soumettre aux différents protocoles pour appliquer les dispositifs, penser et établis sans aucune concertation. Toute prise d’initiative pour chercher des réponses aux difficultés qui se manifestent de façon croissante, est devenue désormais impossible. Ce qui conduit à un sentiment d’impuissance, de dépossession, qui produit peu à peu des formes de démissions, de désengagement dans le travail. Mais le plus grave, la colère légitime des agents, se retourne bien souvent contre les personnes en demande d’aide qui sont de plus en plus perçues comme incompétentes et responsables de leur situation. Leurs demandes mettent les agents qui les accueillent en difficulté. Dans de nombreuses situations il n’y a plus d’aide concrète possible.
Les institutions socio-éducatives ne trouvent plus de solutions aux problèmes sociaux actuels. Pire, elles les aggravent en acceptant une individualisation toujours plus croissante des réponses qui tend à isoler les personnes dans des situations sociales difficiles.
L’exclusion d’une partie de la population mène au repli et à l’isolement de celle-ci, a une méfiance des uns envers les autres.
Cette idéologie, concernant la notion de la responsabilité individuelle dans les situations de détresse, gagne du terrain. Il n’y a plus de lecture politique et critique de la société. Pendant ces trente dernières années, le travail social a été malmené à tel point qu’il a perdu pour une bonne partie l’essence de sa création.
Le sens du travail social est de favoriser l’émergence de nouvelles lois de protection contre les situations de vulnérabilité. Chaque agent est un observateur privilégié des évolutions de la société, il doit remplir une fonction de vigilance et d’alerte. Il lui appartient, de faire remonter auprès des pouvoirs publics les besoins repérés, et de proposer des évolutions.
Le néolibéralisme s’attaque avec continuité et méthode à l’état social. Tout devient un coût, renvoie à un budget. Et le travailleur social doit se mettre au service de ce projet libéral.
Ces différents constats sont suffisamment alarmants et inacceptables pour nous donner l’énergie pour chercher et tenter de construire une alternative.
Il existe dans différents points de notre territoire, des actions qui se situent hors les murs. Des actions pour aller à la rencontre des gens, pour occuper l’espace publique, pour être présents dans ces espaces oubliés, délaissés. Ces actions sont portées par ceux qui se nomment les « pédagogues sociaux ». Ils ont créés, au fil des années, des espaces de rencontre notamment à Longjumeau avec « Intermèdes Robinson », à Grenoble, avec « Mme Rutabaga », à St Etienne avec « Terrain d’Entente ».
Le terme de pédagogie sociale évoque toute une histoire socio éducative. C’est une pédagogie engagée, une pédagogie de l’action.
Il est inspiré des pédagogies, de Yanus Korczak avec la république des enfants, de Célestin Freinet et les classes coopératives, Paolo Freire et la pédagogie des opprimés.
Chacun a su s’indigner face à une réalité sociale inacceptable, et s’est efforcé de construire des collectifs qui soient émancipateurs, source de transformations sociales, pour améliorer les conditions de vie des populations les plus à la marge des sociétés et leur assurer une vie digne, une conscience, une reconnaissance, une place.
Cette approche porte sur la critique de la réalité sociale, la nécessaire transformation de la société.
Nous sommes au fondement du travail social.
Laurent OTT a initié en France ce mouvement de pédagogie sociale depuis 20 ans. Avec la volonté de rejoindre et de s’engager avec les personnes les plus en difficulté pour construire plus de justice, retrouver des liens d’entraide et de solidarité, construire ensemble du commun. Faire société.
Laurent OTT nous rappelle que c’est un problème de société qui nous concerne tous, le fait que des familles soient exclues, marginalisées, oubliées des structures qui sont censées accueillir tout le monde.
Il nous faut donc exercer de façon effective notre responsabilité collective dans l’éducation et la protection des enfants, sur chaque territoire. Il nous faut rejoindre les personnes exclues là où elles vivent.
Il s’agit d’offrir un temps de présence de façon régulière, même jour, même lieu même heure et de s’engager auprès des personnes que nous rencontrons dans la durée.
Il nous faut chercher à transformer avec les personnes concernées ce qui est inacceptable: l’exclusion de tous les secteurs sociaux, économiques, politiques et culturels des familles les plus pauvres, et toutes ses conséquences qui peuvent être dévastatrices.
Comment cette démarche particulière se manifeste?
La tâche de la pédagogie sociale, n’est pas de transmettre des contenus culturels, mais de s’occuper de la manière de dépasser les problèmes émergents des personnes en vue de leur développement et de leur intégration.
Le pédagogue social travaille sur le terrain public, dans la rue ou dans un parc en observant l’environnement qui l’entoure, tel un arpenteur. Il est là, en posture de récepteur : il voit, il entend, il reçoit des impressions. Ces impressions lui permettent de mieux appréhender ce milieu pour une transformation de celui-ci par ses occupants.
Il est un « visiteur », il a conscience qu’il n’ est pas chez lui, qu’il est ignorant de beaucoup de choses. Son travail est de comprendre et d’apprendre la réalité de ce que vivent les familles en construisant une relation au rythme de chacun, en donnant du temps au temps.
Cette posture permet la rencontre. Peu à peu, au fil des semaines, la parole se libère. A partir des besoins, des envies manifestés, des projets d’actions se mettent en place.
Ces actions collectives permettent parfois de régler des problèmes concrets. Elles sont l’occasion de développer pleins de savoirs et surtout mettent en évidence des savoirs qui ne sont pris en compte nulle part. Ensemble on sort de l’impuissance. Ensemble, nous avons fait un pas de plus dans la construction de rapports plus égalitaires et plus justes.
A partir de ces échanges, de ces actions, on comprend mieux la réalité. Ils permettent une remise en cause de nos à prioris, de nos préjugés, on construit ensemble des savoirs nouveaux. De là leur pouvoir émancipateur.
« Les habitants se forment dans les actes qu’ils posent au sein du collectif, les pédagogues se forment au contact des habitants. Chaque action est l’occasion de confronter ses représentations et ses acquis à une réalité complexe, et permettre des réajustements. Les temps mise en place en Pédagogie Sociale, sont l’occasion d’expérimentation de savoir être, savoir-faire, qui se formalisent par la répétition, l’échec, et la réussite. En cela, les espaces où se pratiquent la PS sont des espaces de formation continue et globale. » (Laurent OTT)
Nous sommes essentiellement centrés sur des actions collectives qui rendent possible certaines choses et mettent en évidence que le collectif est une force et une richesse. Nous construisons avec les familles des projets qui répondent à des besoins, des envies, qui règlent des problèmes concrets. Nous encourageons les enfants à partir des conseils qui ont lieu chaque semaine, de devenir partie prenante de nos temps de rencontre, en les accompagnants dans leurs projets pour qu’ils puissent aboutir.
Nous faisons ensemble société, nous sommes de plus en plus centrés sur nos intérêts et préoccupations communes.
Nous n’avons pas d’intention particulière concernant la façon dont ce collectif devrait évoluer, par contre nous accordons beaucoup d’attention à chacun pour comprendre au mieux les besoins, les envies et pour y trouver ensemble les réponses les plus adaptées.
Nous offrons juste un temps de présence. Même jour même lieu même heure, on peut compter sur nous, tout au long de l’année. Ce temps de présence est proposé de manière libre, inconditionnelle et gratuite.
Un accueil libre, où l’on vient quand on veut, et l’on part quand on veut. C’est le respect du temps des personnes qui nous rejoignent quand c’est utile et possible pour elles.
Un accueil inconditionnel, pour tout le monde. Notre collectif organise ses rencontres à partir du multi âge et du multiculturel. A l’image de notre belle France.
Un accueil gratuit, ce qui nous met dans un lien d’égalité. Chacun peut participer à nos rencontres en fonction de ses centres d’intérêts et pas selon ses possibilités financières. Ce qui contribue pour bonne part, à la possibilité pour chacun de s’engager et d’être partie prenante dans tous les projets menés.
Cette posture permet de percevoir peu à peu la façon dont les familles vivent les évènements qui traversent leur vie et de s’indigner ensemble face à ces situations d’abandon, de relégation, et d’en faire notre affaire.
Nous sommes au coeur de ce que la société produit de violent.
La violence se traduit essentiellement par la pauvreté qui s’aggrave et qui s’amplifie. Par la précarité, qui est pire que la pauvreté. La précarité c’est la peur du lendemain qui peut être pire, c’est l’absence de perspective d’un avenir meilleur, c’est le renoncement à des envies, des projets qui ont du sens, à des rêves, c’est le replis sur soi: « aujourd’hui, il faut faire confiance à personne et se méfier de tout le monde…. »
La violence c’est le désengagement des institutions qui empêchent que les démarches parfois incontournables à la survie de ces familles, puissent aboutir. A la CAF, à St Etienne, les rendez vous ne peuvent plus être pris dans l’urgence. Dans d’autres administrations, les RDV avec les AS ne sont pas possible avant 1 mois, voire 2. Et les problèmes administratifs et financiers qui continuent de s’aggraver.
La violence c’est les petits boulots indignes, en dehors de toute légalité. Pour ne citer que la réalité des conditions de travail des femmes de ménage qui acceptent des conditions insupportables (être prévenu à 6h du matin pour être opérationnel sur le chantier à 7h le jour même, ne pas être payé pendant le temps de déplacement qui peut aller jusqu’à une heure, ne pas avoir de pose de toute une matinée, la dureté du travail en lui même, les produits ménagés extrêmement polluants….) Ces femmes s’accrochent à ce travail. Le perdre serait tomber encore plus bas, ce serait prendre le risque de perdre des droits.
Et nous pouvons aussi nous émerveiller de toutes ces ressources qui se manifestent, de toutes ces solidarités qui se développent de manière totalement invisible. De cette capacité à surmonter la fatigue, le découragement pour organiser une soupe pour 150 personnes, se mobiliser avec d’autres pour réaliser des projets.
De savoir renoncer au programme de sa journée pour accompagner une mère encore plus en difficulté pour essayer de régler un problème.
Une forte relation de confiance se construit au fil du temps. Nous le devons à cette connaissance et cette reconnaissance. C’est également notre présence dans la durée, notre présence intense sur le quartier: du Mardi au samedi, tout au long de l’année, nous sommes là aussi les jours fériés, quand tout est fermé. Nous téléphonons très régulièrement: pour annoncer des sorties, pour prendre des nouvelles, pour évoquer des attentes plus particulières que les unes et les autres ont pu manifester.
Cette relation de confiance c’est peut être également construit sur la base de notre situation de précarité. A St Etienne, nous sommes présents au sein d’un quartier depuis 6 ans, et nous n’avons toujours pas de local. Nous dépensons une grande énergie, chaque année, pour obtenir des financements insuffisants qui ne sont pas pérennes. Nous subissons nous aussi cette absence de reconnaissance, cette incertitude du lendemain, cette instabilité de notre équipe qui change très souvent.
Ce statu très fragile, nous place dans un rapport d’égalité où l’implication de chacun est précieuse pour agir, penser, comprendre la réalité et que les projets puissent aboutir.
Cette force ainsi construite permet de dire que cette démarche particulière apporte une réelle ouverture pour un renouveau de l’action sociale.
« L’association, c’est du possible dans un monde où tout serait déjà dit et décidé par d’autres, où nous n’aurions plus de prise sur aucune direction, aucune orientation dans nos vies…
Cette rapidité, cette mobilité, cette souplesse des modes d’intervention nous aide à nous intégrer dans les territoires, à nous adapter aux situations, à accueillir l’imprévu et à donner une place à tous. Ce sont en quelque sorte les techniques d’une guérilla sociale contre toutes les formes de solitude et d’oppression. » (Laurent OTT)
Josiane GUNTHER Le 20 Mai 2017
Commentaires récents