Terrain d’entente comme espace d’expression de l’engagement

« Une des questions centrales à laquelle nous devons nous confronter est celle de la transformation des postures rebelles en postures révolutionnaires qui nous engagent dans un processus radical de transformation du monde . La rébellion est un point de départ indispensable, une explosion de la juste colère, mais elle n’est pas suffisante. » (La pédagogie de l’autonomie, Paolo FREIRE)

 

Paolo Freire s’inscrit dans une optique de lutte pour la libération des populations opprimées.

Une période particulière, dans un contexte différent du nôtre aujourd’hui. Pour moi cependant, son interpellation met en exergue ce qui est enjeu quand on parle d’engagement, et reste très actuelle.

 

L’engagement pour moi, est né d’un inacceptable, de situations sociales concrètes qui m’ont affectées, en regard de convictions profondes sur ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. La « juste colère » m’a amenée à prendre position, à m’impliquer. Cette démarche m’a conduit à adopter une « posture rebelle », et a ouvert à la nécessité de chercher à mieux comprendre les réalités.

Cette prise de conscience appelle l’engagement, la défense de notre bien commun. Elle se traduit par la compréhension des rapports de force inégalitaires et injustes que notre système produit de façon de plus en plus violente.

L’engagement c’est vouloir changer les choses plutôt que les subir.

A l’époque de la révolution de 1789, on parlait de « citoyens vertueux » et de « citoyens corrompus ». Les « citoyens vertueux » étaient tous ceux qui estimaient que l’intérêt général était supérieur à l’intérêt privé. Ils s’efforçaient dans leurs actions de servir l’intérêt général.

A la source de l’engagement, il y a la conscience de l’intérêt général.

S’engager, c’est résister collectivement

J’ai travaillé pendant 20ans, comme puéricultrice de PMI, au Conseil Départemental de la Loire. J’avais d’emblée postulé sur des secteurs dits « sensibles », avec cette volonté d’être aux côtés des populations les plus en difficulté. Ce choix s’est construit sur la conviction que le travail social est conçu pour contribuer à améliorer les conditions de vie, réduire les inégalités, défendre les droits.

Durant toutes ces années de travail, j’ai aimé ce courage des familles à affronter, pour certaines, tellement de difficultés, j’ai recherché à leur côté des solutions pour répondre à des besoins, des envies qui se manifestaient, régler des problèmes concrets. Avec d’autres partenaires nous avons parfois trouver des issues favorables.

Le travail au sein de collectifs est une démarche essentielle. Depuis toujours, ce sont des collectifs qui ont su dénoncer les inégalités et les injustices, et devenir une force pour tenter de construire autrement nos relations sociales.

 

Au fil des années, les prises d’initiatives se sont réduites au sein de mon institution. Aujourd’hui chaque agent doit compter: les visites à domicile, les entretiens, les coups de téléphone, etc…., et justifier ainsi de sa charge de travail. L’objectif de l’institution est désormais d’optimiser chaque poste de travail, de réduire les coûts.

J’ai pu mesurer rapidement en quoi ces nouvelles pratiques étaient préjudiciables pour les personnes en demande d’aide. Nous nous confrontons plus en plus à des situations de détresse où nous n’avons plus aucune réponse.

Je ne me suis plus reconnue dans ces nouvelles procédures, fort de cela, j’ai choisi d’ interpeller d’autres travailleurs sociaux.

 

Pendant plusieurs années un collectif « le travail social dans la crise » a initié différents temps de rencontres. Ce collectif rassemblait des travailleurs sociaux inquiets de l’évolution de leur travail ainsi que des acteurs de terrain, appartenant à des structures très différentes et qui vivaient des réalités semblables. Nous avions faits différents constats :

Depuis plusieurs années, dans tout le champs de l’action sociale, on voit apparaître de nouveaux mots. Dans le cadre de la réorganisation des services, on parle aujourd’hui en terme de « management ». Le bilan d’activité est devenu le « rapport annuel des performances ». On parle en terme de « flux » et de « stocks » à propos des personnes non contractualisées au RSA.

Cette façon de nommer notre contexte de travail, détermine une façon de penser et de comprendre la réalité, conditionne et justifie de nouvelles pratiques.

L’objectif est que le travail devienne mesurable, comparable d’un service à l’autre, à l’aide des chiffres. On se doit d’optimiser chaque poste de travail pour réduire les coûts. Nous évoluons désormais, dans ces différents services, avec la même logique que celle du management d’entreprise.

La voie hiérarchique dans chaque institution devient de plus en plus contraignante, chaque agent est sommé de respecter les directives, de se soumettre aux différents protocoles pour appliquer les dispositifs, penser et établis sans aucune concertation. Toute prise d’initiative pour chercher des réponses aux difficultés qui se manifestent de façon croissante, est devenue désormais impossible. Ce qui conduit à un sentiment d’impuissance, de dépossession, qui produit peu à peu des formes de démissions, de désengagement dans le travail. Mais le plus grave, la colère légitime des agents, se retourne bien souvent contre les personnes en demande d’aide qui sont de plus en plus perçues comme incompétentes et responsables de leur situation.

Ces demandes nous mettent en difficulté parce que nous n’avons plus d’aide concrète à proposer. Année après année, le néolibéralisme s’attaque avec méthode et continuité à l’état social né du Conseil National de la Résistance. Dans ce contexte, les institutions socio éducatives ne trouvent plus de solution aux problèmes sociaux actuels. Pire, elles les aggravent en acceptant une individualisation toujours plus croissante qui tend à isoler les personnes. Elles sont de plus en plus contraintes dans des démarches qui ne peuvent aboutir.

 

Dans son livre, « travailler avec les familles », Laurent OTT met en évidence que nous sommes collectivement responsables de l’éducation et de la protection des enfants. Une question qui est donc posée à toutes ces structures du champ éducatif: à l’échelle de chaque territoire. Comment exerçons nous collectivement cette responsabilité ?

Laurent OTT rappelle que ce qui aide le plus les enfants à se développer de façon harmonieuse, au maximum de leur potentiel, c’est de pouvoir  évoluer dans un climat de sécurité. Ce n’est pas forcement d’avoir des parents « compétents » en matière éducative (une compétence d’ailleurs toujours normalisée), mais surtout d’avoir des modèles d’adultes en capacité de se mobiliser avec d’autres pour régler des problèmes concrets, pour être partie prenante dans les affaires qui les concernent, et nous concernent tous.

Laurent OTT se réfère à la pédagogie sociale, fruit de l’engagement de personnalités comme Célestin Freinet, Paulo Freire, Héléna Radlinska. Chacun a pensé un mode d’organisation collective qui rende possible l’émancipation des populations dominées, qui rende possible des transformations sociales à partir de ces populations.

La pédagogie sociale est née du contact avec les plus fragilisés. C’est un engagement clair et net envers les populations discriminées, pour construire avec elles, plus de justice et d’égalité, pour retrouver des liens d’entraide et de solidarité.

Ces différentes élaborations de réflexions collectives amènent à transformer  » des postures rebelles en postures révolutionnaires qui nous engagent dans un processus radical de transformation… »

Ce Processus peut s’incarner par des formes innovatrices d’actions et de projets, dans l’organisation de l’espace public, avec les familles qui sont souvent privées de pouvoir d’agir.

Mais une posture s’impose. Celle qui invite chacun à aller à la rencontre de ceux avec lesquels plus rien n’est pensé, construit, et à s’immerger dans cette réalité dont nous ignorons tout, pour identifier ce qui est primordial pour eux. Il s’agit de comprendre et d’apprendre la réalité de ce que vivent les personnes, en construisant une relation au rythme de chacun, en donnant du temps au temps.

L’observation est à la base de ce  travail, c’est à partir de celle-ci que l’on peut décider des actions et que l’on peut théoriser. Chacun  se forme ainsi de manière globale et continue. C’est le sens même de l’éducation populaire. Un de ses objectifs principaux est de promouvoir la participation des sujets à la construction d’un projet politique de société  par des solutions construites collectivement pour dépasser les inégalités sociales. Construire des collectifs qui soient émancipateurs, source de transformations sociales, pour améliorer les conditions de vie des populations les plus à la marge des sociétés et leur assurer une vie digne, une conscience, une reconnaissance, une place.

 

Miguel Benasayag (1) parle « d’action restreinte », qui en elle même produit un changement qui devient transformateur d’une façon globale.

 

« Terrain d’Entente » a repris les principes fondamentaux de la pédagogie sociale dans sa façon d’être présent sur le quartier de Tarentaize à St Etienne, depuis Avril 2011.

Nous proposons des ateliers de rue tout au long de l’année et bien d’autres actions qui se sont développées à partir des besoins des envies manifestés. Nous occupons l’espace public et nous sommes présents pour tous ceux qui souhaitent nous rejoindre de façon libre, inconditionnelle et gratuite.

Nous n’avons pas d’intention particulière concernant la façon dont ce collectif devrait évoluer, par contre nous accordons beaucoup d’attention à chacun pour comprendre au mieux les besoins, les envies et pour y trouver ensemble les réponses les plus adaptées. Nous offrons juste un temps de présence: même jour même lieu même heure, on peut compter sur nous, tout au long de l’année.

Cette posture permet de percevoir peu à peu la façon dont les familles vivent les évènements qui traversent leur vie et de s’indigner ensemble face à ces situations d’abandon, de relégation, et d’en faire notre affaire.

Cette posture permet aussi de s’émerveiller de toutes ces ressources qui se manifestent, de toutes ces solidarités qui se développent de manière totalement invisible.

 

De nombreux enfants souffrent de leur situation de relégation pour certains, du sentiment d’exclusion pour d’autres. Ils sont pour la plupart en difficulté à l’école et ne bénéficient que rarement d’activités périscolaires. Mais ils savent se saisir de toutes les opportunités qu’on leur propose. En effet, ils s’investissent, ils s’engagent dans des projets qui font sens pour eux, manifestant ainsi leur grand besoin d’expression et de reconnaissance. Nous les encourageons alors, à partir des conseils[i] qui ont lieu chaque semaine, à devenir partie prenante de nos temps de rencontre, notamment en les accompagnant dans leurs projets pour qu’ils puissent aboutir.

Nous affirmons que nous sommes collectivement responsables de l’éducation et de la protection des enfants. Nous nous efforçons pour cela, d’engager les acteurs de l’action éducative présents sur le quartier, pour construire avec les parents, une communauté éducative au sens où la définit Gerard Pithon[ii], où chacun se sent engagé, responsable, impliqué, à égalité. Nous construisons avec les familles des projets qui répondent à des besoins, des envies, qui « règlent » des problèmes concrets. Seules les actions collectives rendent possible la concrétisation de cet engagement et mettent en évidence la force et la richesse du « collectif ». Nombreuses sont les familles du quartier qui ont vécu dans d’autres régions du monde. Les différences pour ce qu’il s’agit de notre façon d’appréhender le monde, de le comprendre, sont vécues comme des sources d’enrichissement. Afin de mailler les arts de vivre propres à chacun, nous favorisons les échanges et rencontres de manière régulières et ce,   à partir des pays d’origine. Aussi et plutôt que de parler du « vivre ensemble », expression devenue vide de sens aujourd’hui, nous avons opté pour la conjugaison des arts de vivre et de métisser les savoirs être et les savoirs-vivre.

 

Ce que nous croyons séparément importe moins que ce que nous faisons ensemble, nos actions, nos revendications, nos luttes et nos solidarités.

La bataille à laquelle nous participons, à travers ce collectif, avec de très modestes moyens, c’est une bataille pour l’égalité, la justice, la reconnaissance de toute la diversité des citoyens, source d’une immense richesse.

Malgré un quotidien éprouvant pour de très nombreuses familles du quartier, nombreuses sont celles qui arrivent à trouver l’énergie pour construire avec d’autres des solidarités indispensables, et réaliser des projets. Elles ont la force et le courage de croire en un avenir possible avec tous. S’unir, agir ensemble plutôt que se laisser diviser, c’est entre nos mains et c’est à vivre concrètement jour après jour.

S’engager face à l’inacceptable, avec la volonté de participer aux transformations indispensables, c’est rester vivant et debout. C’est ne jamais oublier que l’intérêt général est toujours supérieur à l’intérêt privé.

« Il n’y a que les poissons morts qui vont dans le courant, être vivant, c’est nager à contre courant » (Miguel Benasayag)

Josiane GUNTHER le 12/06/17

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