La question du savoir, de ce qui est reconnu et valorisé comme du savoir, détermine la place que chacun occupe dans la société. Une forme d’élitisme s’est développé à partir du savoir académique. Ce savoir là domine tous les espaces de la société et conditionne notre façon de comprendre la réalité.
Toute une hiérarchie définit la valeur de la connaissance à partir du nombre d’années d’études et des diplômes obtenus. Un docteur en économie a plus de légitimité à prendre la parole, il sera écouté avec attention par un public nombreux qui va se déplacer pour l’entendre. Il sera considéré comme un expert, et les concepts, les analyses, les visions du monde qu’il va décliner seront considérés comme vrais.
Une femme de ménage ne prend jamais la parole en public. D’elle même elle a intégré qu’elle n’avait rien à dire d’important. Elle ne se sent aucune légitimité pour apporter sa contribution à la réflexion collective. Elle va même apprendre à penser contre elle même en discréditant son expérience concrète du quotidien si elle n’est pas corroborée par les discours dominants. Lorsqu’on discute au café des femmes de tous ces métiers mal considérés, voire méprisés, on ne peut que reconnaître une profonde injustice. La cuisine, le ménage, l’aide aux personnes vulnérables…. sont des métiers indispensables, essentiels pour qu’une société puisse se développer dans les meilleurs conditions. Alors que les conditions de travail, dans tous ces métiers, restent indignes, partout. Ces travailleurs là font partie de la longue liste des invisibles dans notre société.
Cette conception très restreinte de la connaissance est aujourd’hui bousculée. Une autre vision s’affirme peu à peu. On parle des « savoirs froids » et des « savoirs chauds ». Les premiers sont les savoirs universitaires, les lectures, les connaissances intellectuelles… Les autres sont les enseignements que chacun retire de son expérience de vie, de ce qu’il a construit avec d’autres. Les « savoirs froids », on entend par là des savoirs désincarnés, qui n’ont pas d’accroche avec le vécu. Les « savoirs chauds » sont ceux qui produisent la chaleur de la relation, de la rencontre et la capacité à agir avec les autres.
Poalo Freire rappelait que le savoir n’est jamais issue d’une expérience intellectuelle solitaire. Le savoir c’est ce qu’on apprend en réalisant concrètement les choses avec d’autres, en s’impliquant dans des actions. Le savoir provient de tous ces échanges, ces dialogues à partir de ce qui se construit collectivement. Faire les choses et parler ensemble de ce qu’on a fait permet de construire des savoirs, une compréhension de la réalité, et chacun apporte alors sa contribution à cette lecture du monde. Ces actions, ces échanges, ces savoirs nouveaux sont en eux mêmes émancipateurs, parce qu’ils nous permettent d’agir.
N’est ce pas la finalité de l’éducation? Ne vise-t-elle pas à ce que chacun devienne auteur de son existence et exerce sa citoyenneté en s’organisant avec d’autres, en devenant partie prenante de toutes les affaires sociales qui le concernent?
Une des bases fondamentales pour construire une vie sociale riche, dynamique et vivante, productrice de progrès pour tous.
Ce qui est extraordinaire dans la démarche de la pédagogie sociale c’est de savoir construire les relations en partant du principe que nous sommes ignorants de beaucoup de choses. Les pédagogues sociaux s’immergent dans la réalité quotidienne des habitants des quartiers populaires, pour comprendre et apprendre comment chaque jour se construit. Et nous nous heurtons à une violence de plus en plus globale que les familles subissent dans tous les domaines de leur existence. Et nous nous enthousiasmons de toutes ces ressources infinies qui se manifestent lorsqu’on entreprend ensemble des actions qui font sens. Et nous nous engageons tous ensemble avec la volonté de transformer les choses en nous sentant responsable, impliqué, à égalité.
Cette année, une action que nous avons menée à bien m’a particulièrement marquée et m’a permis d’en tirer un précieux enseignement.
Lorsque nous avons entrepris de participer à l’animation d’une rue dans le cadre de la biennale du design en ouvrant un salon de thé. Une vingtaine de femmes étaient mobilisées pour mener à bien ce projet. Et nous avions toutes le pressentiment que nous n’avions pas droit à l’erreur, qu’il fallait que l’on fasse preuve d’excellence. La question de la dignité de chacune et du collectif était en jeu.
Les familles pauvres l’ont compris depuis toujours. Si elles veulent espérer trouver leur place parmi les autres membres de la société, elles se doivent de dépasser les à prioris qui pèsent lourd sur la façon dont elles sont considérées.
Ces adultes doivent faire plus et mieux que ce qui est attendu de façon générale, pour être reconnus.
La boutique était magnifiquement décorée par les oeuvres des enfants, le mobilier avait été prêté par les unes et les autres, les gâteaux abondants étaient présentés dans les plus beaux plats qui provenaient tous des vaisselles familiales.
Le premier jour de l’ouverture, chaque adulte avait invité ses amies. Le salon était bondé. Au moment de préparer le thé, le compteur d’électricité a disjoncté. Je me suis retrouvée totalement catastrophée et désemparée. Alors que plusieurs de ces femmes ont réagit pour trouver rapidement une solution. Aller demander aux autres commerçant de faire bouillir de l’eau, retourner chez soi pour préparer du café… En l’espace d’une heure, le problème était réglé, grâce à la contribution active de chacune.
On a bien rit après coup, de cette mésaventure. Et l’une d’entre elles m’a fait remarquer: « Tu sais Josiane, tu peux compter sur nous, on a l’habitude des galères, c’est notre quotidien, on sait faire avec! »
On sait faire avec…! Un savoir qui vient de l’expérience, de toutes ces galères avec lesquelles il faut bien composer pour espérer trouver des solutions. Un savoir qui développe des aptitudes à chercher, créer, inviter des solutions.
Majid Rahnema en parle longuement dans son livre « la puissance des pauvres ».
Alors qu’on défini habituellement la pauvreté par le manque, l’auteur rappelle que la pauvreté dans laquelle a toujours vécue l’essentiel de l’humanité est une pauvreté conviviale qui s’appuie sur les valeurs humaines de solidarité. Quand on est pauvre, on n’a pas d’autres choix que de rechercher en soi même et avec les autres la meilleure façon de régler les problèmes qui se posent tout au long de l’ existence. Tous ces trésors d’inventivité, ces ressources pour échapper à l’impuissance sont un immense potentiel de transformation de la réalité.
Nous avons cette chance formidable d’apprendre de ces familles à imaginer, créer des possibles. C’est un enrichissement que nous ne pouvons pas construire ailleurs et autrement. Il nous faut juste nous immerger, nous imprégner de cette façon de faire avec la réalité pour peu à peu, en construisant des collectifs, là transformer.
Nous apprenons de tous ces savoirs »bénéficiaires du RSA », celui de la précarité, de l’instabilité permanente dans l’accès aux droits; les savoirs « mère isolée », et la non prise en compte de cette responsabilité écrasante d’avoir à élever seule ses enfants; les savoirs « étranger nouvellement arrivé en France » et l’incertitude du lendemain, l’insécurité et la peur….ect….
Les savoirs universitaires sont des savoirs « hors sol », en dehors de la « vraie vie » et ne nous permettent pas de pouvoir faire face à tout ce qui peut advenir et qui n’était pas prévu.
Sur cette question de la valorisation des diplômes, une jeune femme m’exprimait un jour son amertume face à toutes ses années d’études où elle avait été une élève brillante. Elle avait réussit à l’école. Mais toutes ces années ne lui ont pas permis de construire son existence de façon autonome, ne lui ont pas donné l’assurance nécessaire pour prendre des décisions par elle même, pour choisir un métier dans lequel elle puisse pleinement se réaliser.
Il semble donc indispensable de poursuivre l’ouverture de ces espaces qui se sont développés au travers de différents collectifs, à l’exemple des universités populaires. Ces espaces permettent le croisement des savoirs pour qu’ils se nourrissent mutuellement. Les savoirs universitaires qui se nourrissent des savoirs incarnés dans le vécus, et réciproquement.
Mais il faut surtout poursuivre la création de collectifs qui permettent ensemble de produire, de construire, de sentir que des possibles s’ouvrent, pour redonner dignité et légitimité à tous ces savoirs populaires qui ne sont pris en compte nulle part.
A partir de là, il est possible de construire une compréhension de monde forte parce qu’incarnée dans la vie quotidienne, dans les expériences concrètes. Une compréhension du monde capable de porter et de légitimer les mouvements émancipateurs…… Et ne plus penser contre soi même!