Une démarche de pédagogie sociale par le « dehors »

Article publié dans les cahiers de l’action

« Terrain d’Entente nous aide à trouver notre place dans cette société qui ne veut pas de nous »

Depuis une dizaine d’années, l’association Terrain d’entente développe des activités à destination des enfants, des jeunes et des adultes, sur un terrain de jeu situé au cœur du quartier populaire de Tarentaize à Saint-Étienne (Loire). Ces activités s’inscrivent dans une démarche de pédagogie sociale qui implique une pratique et une posture d’accompagnement spécifiques. En cherchant à s’inscrire dans une présence régulière sur l’espace public à travers un accueil libre, inconditionnel et gratuit, l’association ancre également son action dans la perspective de développer une « éducation globale » à vocation émancipatrice.

Depuis 2011, notre association est présente dans le quartier de Tarentaize à Saint-étienne, où vivent un peu plus de 7 000 habitants et au sein duquel le taux de pauvreté s’élève à près de 48%1. Cette année là, des enfants nous avaient rejoint au cours de permanences administratives qui s’adressaient à des personnes nouvellement arrivées en France. Nous étions alors une poignée de militants (des travailleurs sociaux ou issus d’organisations politiques et syndicales) souhaitant contribuer à ce droit de tous de pouvoir circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État.

Nous avons tenté de répondre à cette demande en développant des ateliers de rue, aux pieds de leurs immeubles. Nous avons apporté quelques jeux d’extérieurs et nous avons rejoint les samedis après-midi des adolescents qui jouaient régulièrement au foot sur un petit terrain aménagé. En l’espace de quelques semaines, nous avons trouvé notre place. Les « habitués » nous attendaient et d’autres enfants d’ages différents nous rejoignaient. Des adultes sont également venus à notre rencontre en s’interrogeant sur la raison de notre présence et, comprenant qu’elle serait régulière, se sont réjouis de pouvoir désormais laisser leurs enfants sortir en toute sécurité.

Peu à peu, des mères nous ont rejoint avec leurs enfants en bas âge. Nous avons pu ainsi construire une communauté éducative avec différents adultes pour veiller sur les enfants présents avec un temps de présence régulier. Même jour, même lieu, même heure, tout au long de l’année, par tous les temps. Nous n’avons pas d’intention particulière sur ce qui devrait se développer. Nous accordons une grande attention à ce qui se manifeste, nous prenons le relais des parents qui nous confient leurs enfants, nous développons des activités à partir des envies, des préoccupations des enfants, des jeunes, des adultes.

Nous nous adressons à ceux qu’on ne voit nulle part dans les réseaux militants, ceux qui ne poussent plus les portes des structures sensées accueillir tout le monde, avec lesquels on ne fait pas société. De ce fait, leurs difficultés, leurs aspirations ne sont pas prises en compte.

Un terrain de jeu au cœur des activités de l’association

Les actions de l’association se déploient plus particulièrement sur le terrain de jeu situé au cœur du quartier, deux après-midi par semaine. D’autres rendez vous se sont construits au fil des années. À ce jour, nous sommes présents tout au long de la semaine.

Avec les enfants et les collégiens, nous partageons les ateliers de rue, des temps de soutien scolaire, nous encourageons l’accès aux activités sportives en club, à la culture, aux sciences, aux vacances. Un conseil des enfants est également organisé sur le temps des ateliers de rue, lorsqu’il est de prendre un décision collective (projets, sorties, vacances, conflits à régler, etc.).

Avec les jeunes, nous proposons un « café des ados » chaque semaine. On joue, on discute, on élabore des projets. Ce temps est l’occasion de prendre en compte les difficultés manifestées par ces jeunes et d’assurer des accompagnements indispensables pour régler avec eux leurs problèmes (recherche de stage, de formation, réorientation scolaire, réalisation de CV et de lettre de motivation, les infractions, les procès). Certains arrivent à s’organiser pour des demandes de financement en vue de partir en vacances.

Avec les femmes, chaque semaine, nous organisons un « café des femmes » ouvert à toutes. Le café prend la forme d’un temps de rencontres co-construit avec toutes celles qui y participent. Il est propice aux échanges d’informations, aux prises de décisions, aux confrontations d’opinions. Les informations qui circulent entre toutes permettent de nous adapter au mieux aux réalités et favorisent des prises d’initiatives.

Nous contribuons en outre à l’organisation d’activités diverses impliquant plus largement les habitants : tournois de foot intercommunaux, sorties vélo, participation sur le terrain à l’organisation des matchs de foot multi-âge, constitués d’équipes mixtes.

L’accueil se veut libre, inconditionnel et gratuit, pour l’ensemble des activités que nous proposons. Nous limitons ainsi les contraintes d’inscription et/ou d’adhésion. Il n’y a pas d’enjeu sur le fait de venir régulièrement ou non. Chacun nous rejoint quand c’est possible et utile pour lui. Nous sommes en revanche très impliqués dans notre relation auprès des familles que nous rencontrons. Nous n’hésitons pas à aller frapper aux portes afin d’insister pour que les enfants qui nous en font la demande puissent participer aux activités, pour prendre des nouvelles, pour tenter de régler un conflit qui risque de tendre les relations de voisinage. Nous nous efforçons, chaque fois que nous sommes présents, de créer un climat de sécurité et de bien être avec tous.

Lors des temps de soutien scolaire, nous sommes présents chaque semaine sur trois périodes de 2 heures. Sur un cahier, nous inscrivons les coordonnées des parents et leur nom, les enfants nous rejoignent quand cela leur est utile. Nous n’hésitons pas, néanmoins, à tenter un pas supplémentaire lorsque nous connaissons l’enfant et ses difficultés. Nous sommes prêts à le rejoindre là où il se trouve, y compris, le plus souvent, dans la rue. Chaque fois que possible nous l’encourageons à aller chercher avec lui le cartable à la maison, ce qui constitue une occasion de prendre des nouvelles de la famille. Nous consacrons le temps nécessaire à l’échange sur son ressenti par rapport à l’école, les éventuels sentiments d’injustice, de rejet, les inquiétudes quant aux résultats scolaires, mais aussi à la compréhension des exercices, aux recherches, à le rassurer sur les difficultés, à encourager les progrès.

Notre présence dans la durée, notre relation de proximité, contribuent à construire un lien de confiance et de reconnaissance réciproque avec les habitants qui participent à nos activités. Ce lien permet de nous engager dans des actions qui reposent sur des besoins réels, des aspirations manifestées. Nous cheminons ainsi avec les personnes concernées, en lien avec d’autres collectifs.

Ces actions permettent de prendre en compte des demandes plus spécifiques et de mieux appréhender la réalité particulière de chacun pour pouvoir y répondre de manière adaptée. Notre travail opère selon une logique d’aller-retour permanent entre le collectif et la personne. Le collectif permettant à chacun de retrouver l’énergie, l’envie, le sens de sortir de chez soi et de s’impliquer avec d’autres pour régler des problèmes concrets. Et chaque personne a besoin de réaliser des démarches pour trouver des issues favorables à sa propre situation.

L’inscription dans une démarche de pédagogie sociale : une aspiration politique

La présence sur l’espace public – le « dehors », que nous envisageons comme le lieu de tous – est au fondement de notre activité associative. Elle nous permet de déceler les modes de relations et des échanges, ainsi que les manques et les possibles de ceux qui vivent sur le territoire, à travers le partage de leurs préoccupations, de leurs aspirations et de ce qu’ils souhaitent faire avec nous. Il s’agit de construire une relation horizontale et égalitaire avec les habitants, en allant à leur rencontre et en faisant le premier pas.

Ce faisant, nous nous inscrivons et nous développons une démarche qui reste aujourd’hui – à notre sens – peu encouragée par les institutions du travail social. Celles-ci tendent à rester dans une logique surplombante, de conseil et d’orientation vis-à-vis des personnes traversant des difficultés multiples. Au risque de créer distance et méconnaissance réciproque.

Se revendiquer de la pédagogie sociale c’est affirmer la volonté de faire société tous ensemble, et que chacun puisse avoir les mêmes possibilités à décider de son devenir, à réaliser des projets en fonction de ses aspirations. C’est avoir un regard critique sur l’évolution des rapports de domination, d’écrasement d’une partie croissante de nos concitoyens qui deviennent ainsi toujours plus vulnérables.

Nous avons la conviction que pour construire une société, vivante, humaine, il faut prendre acte de la diversité, de la complexité, de l’interdépendance. Personne ne se construit tout seul, personne ne réussit seul quoi que ce soit. On se construit à partir du tissu social qui nous porte, nous encourage, nous reconnaît. Nous reconnaissons la vulnérabilité comme constituante de notre nature humaine, qui permet à chacun de pouvoir compter sur les autres et de compter pour les autres. Et de sortir de cette tension insupportable d’avoir à prouver qu’on est le meilleur, en cherchant à correspondre à ce qui est définit comme l’excellence.

Un pédagogue social est prêt à risquer de vivre des situations inconfortables, à prendre tout le temps nécessaire pour traverser les difficultés, pour que quelque chose de meilleur advienne. Parce que ce combat, ces tâtonnements, ces pas dans le vide, enrichissent nos existences à tous. Nous nous laissons habiter par les peines et les joies qui nous donnent une réelle détermination à nous engager pour changer la vie.

Une consolidation incertaine de la démarche

Malgré nos onze années d’expérience, nos perspectives de pérennisation de notre démarche restent encore, à bien des égards, incertaine. Nos relations avec les institutions intervenant au titre de la politique de la ville demeurent difficiles et nous n’accédons pas, à ce jour, aux financements proposés dans ce cadre. Nous ne disposons pas, non plus, de local en propre. Nos réunions d’équipes bi-hebdomadaires et les différentes actions qui nous organisons (soutien scolaire, café des femmes, café des ados, etc.) se déroulent actuellement dans une salle de réunion mise à disposition par le Conseil départemental des associations familiales laïques (CDAFAL) de la Loire. Cette situation accentue nos difficultés à être pris en compte comme des partenaires légitimes pour les différentes structures du quartier telles que l’Amicale, le centre social ou encore l’équipe d’éducateurs de prévention. Et nous défendons une posture qui ne fait pas consensus.

Au fil de ces 11 années, nos équipes n’ont pas cessées de se renouveler. Nos moyens financiers relativement limités nous ont obligés à développer des emplois précaires. Les rémunérations insuffisantes que nous pouvons proposer n’incitent pas, en effet, les salariés à s’inscrire dans la durée. Les jeunes recrutés dans le cadre du service civique ne sont pas toujours suffisamment qualifiés pour assurer une posture éducative étayante. Des jeunes en formation dans le champ du travail social réalisent des stages sur quelques mois seulement. Des adultes bénévoles nous rejoignent pour participer à certaines de nos activités, et viennent parfois de manière ponctuelle. Toutes ces personnes qui se succèdent ne connaissent pas forcément le fondement de notre démarche.

Il nous est dès lors indispensable de réaliser tout au long de l’année des temps de formation et d’analyse de nos pratiques auprès des équipes de l’association mais aussi des bénévoles. Avant chaque période de vacances scolaires, nous proposons une matinée pour réfléchir à notre pratique. En fonction de notre actualité (besoin d’un bilan des temps de soutien scolaire, besoin de s’approprier le concept de « pédagogie sociale », besoin de partager nos conceptions éducatives, etc.), nous nous retrouvons autour d’un texte, d’une expérience vécue, et nous tentons ensemble d’en tirer des enseignements. Ce temps constituent autant de points d’appui à notre collectif, tout en renforçant le sentiment d’appartenance.

Développer une perspective d’ « éducation globale »

Cette dynamique collective permet de développer des savoirs et des savoirs-faire. Mais cette expérience émancipatrice ne transforme pas fondamentalement le quotidien des familles. Elle trouve ses limites face aux causes des difficultés rencontrées par les habitants, résultant elles-mêmes de dynamiques et d’orientations politiques plus larges : chômage de masse, remise en cause des services publics, difficulté d’accès aux droits fondamentaux, cloisonnement des espaces sociaux, etc. Nous souhaitons ainsi que notre action contribue à ce que ces inégalités d’accès aux droits soient posées à l’ensemble de la société.

Cela nous amène à être à l’initiative de collectifs investis sur une diversité d’enjeux – notamment concernant l’accès aux vacances, l’accès à une alimentation de qualité, le travail des femmes de ménages, etc. – et, plus particulièrement, sur l’enjeu de la continuité éducative. Celui-ci renvoie à l’idée que nous sommes collectivement responsables de l’éducation et de la protection des enfants et des jeunes.

Lors du confinement du printemps 2020, nous avons poursuivi le travail que nous avons engagé avec des enseignants – inscrit dans l’approche pédagogique de Célestin Freinet – et des acteurs de l’éducation populaire sur la co-éducation, sous la forme de conférences téléphoniques. Nos échanges portaient notamment sur les difficultés engendrées par la mise en place l’enseignement à distance (également dénommée « continuité pédagogique ») tant vis-à-vis des jeunes et de leurs familles que vis-à-vis des enseignants. La difficulté de coordination et le cloisonnement entre les différents acteurs de l’éducation ont également été évoqués lors de nos échanges. Ces échanges nous ont de surcroît permis d’identifier certains besoins et d’organiser à notre échelle des actions de solidarités durant cette période, en réponse aux difficultés matérielles rencontrées (achats d’ordinateurs, photocopies de documents, « présence » téléphonique avec les plus en difficultés, etc.).

Face à cette situation, une véritable « continuité éducative » aurait permis de mobiliser de manière mieux coordonnée les différents acteurs éducatifs.  Leur connaissance et leur lien avec les familles auraient pu donner des indicateurs en vue d’apporter un soutien adapté. Tous ces constats confirment le caractère indispensable à mettre en place des espaces de co-éducation sur les territoires, tous les temps de vie de l’enfant pouvant en effet contribuer à construire des opportunités d’apprentissage, de coopération, de mutualisation et d’entraide.

Afin de répondre à ces enjeux, la création d’un « labo de co-éducation » a été proposée à la rentrée 2021, avec la contribution de Frédéric Jésu, ancien pédopsychiatre de service public impliqué dans le champ des politiques sociales, familiales et éducatives et de Catherine Hurtig Delattre, enseignante investie sur ces enjeux. En s’appuyant sur une méthodologie d’élaboration de projets impliquant l’ensemble des acteurs intervenant dans la vie de l’enfant, des groupes de pires seront mise en place en vue de partager des réflexions et de renforcer la coordination.

Pour les acteurs de la pédagogie sociale, le but de l’éducation est de former un être apte à se gouverner lui-même. Nous devons pour cela unir toutes les compétences en vue d’y contribuer. Il s’agit, à notre sens, non pas de programmer l’égalité des chances mais de lutter pour l’égalité du droit pour tous à l’éducation.

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